Repas de Noël

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Le bruit des couverts qui s'entrechoquent, le brouhaha des discussions, ainsi que le ton des voix qui montent de l'autre côté de la table. Sûrement une discussion politique opposant mon oncle et ma mère. Tous ces bruits arrivent étouffés jusqu'à mes oreilles. La scène est éclairée par les guirlandes électriques qui trônent fièrement sur le sapin, de multiples couleurs vives.

J'observe la scène d'un air vide, essayant de discerner quelques mots parmi ceux prononcés, lorsqu'un éclat de voix me surprend, me ramenant à la réalité glaçante.

-Comment ça!

J'ai parfaitement reconnu la voix de mon oncle.

-Je ne comprends pas pourquoi vous les rejetez!

Le ton monte et m'ébranle, de quoi parlent-ils?

-Parce qu'ils sont fous!

-Et Alex était fou?

Alex. Le sujet tabou de cette famille qui était la mienne.

-Qui est Alex?

Cette question qui revient toujours, est cette fois dans la bouche de ma mère, qui rompt le silence qui c'est installé aux derniers mots d'Isa, ma cousine.

-Alex. Mon cousin. Ton fils. Le frère d'Aiden.

-Je n'ai pas deux fils.

Tous dans le déni.

-Je n'ai pas de frère.

-Vous en avez un. Et c'est Alex.

Alex l'oublié, le sujet dont il ne faut surtout pas parler.

-Non, j'ai un fils, Aiden, et j'ai une fille, Lila.

Lila, le nom qui nous fait tous frissonner. Certains pour une raison. Et moi pour une autre.

-Lila est Alex.

Après tout, un enfant transgenre, c'est un tabou, non? Quelque chose qu'il ne faut évoquer.

-Lila est morte. Alex n'est pas mon fils. Il ne l'a jamais été, au même titre que Lila était ma fille. Et qu'il l'a tuée.

Bien sûr, on ne doit jamais en parler. Sous peine de recevoir les foudres de la famille. Donc, non, ce n'est pas ma mère qui parle. C'est Marie Monique Samare. Mariée à Jacques Samare. Mère d'Aiden Pierre Samare et de Lila Capucine Samare. Qui n'a pas d'autres enfants.

Lila décédée depuis deux ans.

À l'âge de ses quinze ans.

Le jour de Noël.

Cause de la mort: Maladie.

Nom de la maladie: Transidentité.

C'est ainsi que je suis mort. Moi, Lila Capucine Samare. Mais je les observe. Moi, Alex. Alex le renié. Alex le tueur.

-Il ne s'est pas suicidé!

-Il a pris la vie de ma fille!

-IL EST TA FILLE!

Un claquement qui retentit. Une main levée sur une jeune adulte en larmes. Et une famille silencieuse, pétrifiée.

Cette scène observée par un jeune garçon de dix-sept ans. Par la fenêtre, alors que la neige avait recouvert le jardin pour un nouveau Noël.

Cette scène que j'observe.

La porte d'entrée s'ouvre à la volée, alors qu'une jeune adulte sort, qu'Isa sort, en courant et en larmes, laissant le froid s'engouffrer dans la maison auparavant réchauffée.

-Isa!

Une adulte sort de la maison en courant, poursuivant sa fille. Je l'arrête, lui attrape l'avant-bras et bouge la tête de droite à gauche, pour lui indiquer de ne pas le faire. Elle me fixe comme si j'étais un fantôme.

-Lila?

Je la rectifie.

-Non. Alex. Lila est morte.

Ce n'est pas faux. Lila est le deadname. Donc Lila est morte.

-Qu'est-ce que tu fais ici?

Elle semble plus surprise qu'énervée de me voir ici.

-Je vous observais.

-Comment ça?

-Je voulais voir si vous étiez heureux sans moi.

Elle ne répond pas, l'air coupable, et ceux ayant été mes parents sortent, me fixant à leur tour avec surprise.
Puis avec haine.

-Toi!

-Moi?

J'ai l'impression d'être détaché de la scène.

-Tu as tué ma fille.

-Oui?

Plus une interrogation qu'une affirmation. Puis une douleur. Un coup sur mon visage. Et je chute dans la neige immaculée.

-Pourquoi vous me haïssez?

-Tu as tué notre fille!

C'est Jacques.

-C'est ce que vous me répétez, alors je vous crois mais...Ne devriez-vous pas être heureux d'avoir un deuxième fils?

En réponse à ma question, c'est un deuxième coup que je reçois, la neige devient rouge et mon nez me fait mal.

-Je prends ça pour un non.

Pourtant je reste calme et je ne pleure pas. Je me contente de me lever doucement puis de m'éloigner. Pourtant je reçois encore un coup, et je tombe de nouveau. Mes mains heurtent le sol avec violence, ça fait mal. Je reste allongé dans la neige, j'ai froid. Le silence est encore plus glacial que le vent qui siffle autour de moi, et je n'ose pas regarder en direction des deux personnes derrière moi, par peur de découvrir quelque chose d'encore plus froid.

J'entends la neige crisser sous des pas, mais je choisis de ne pas bouger.

Je sens qu'on me secoue, mais je choisis de ne pas réagir.

Je sais qu'on m'appelle, mais je choisis de ne pas parler.

J'entends des sanglots, mais je choisis de ne pas pleurer.

Je sens qu'on me porte, mais je choisis de ne pas aider.

Je sais qu'on veut que je vive, mais je choisis de mourir.

Le vent qui siffle, un paysage blanc, un visage en larmes, une voix qui résonne, des visages haineux, des coups qui filent, du sang qui coule, la neige qui se tache.

Tout ça

Parce que je suis un garçon.

Et pas une fille.

Le vent s'est arrêté, le paysage est rouge, le visage est serein, la voix s'est éteinte, les visages sont choqués, les coups sont arrêtés, le sang s'étend, et la neige reste ainsi.

Tout ça

Parce que je suis un garçon.

Et pas une fille.

Mes yeux sont entrouverts, ma tête me lance, mon corps tremble, mais je ne bouge pas, mon regard fixé sur Isa, étendue au sol, le visage en sang.

Tout ça

Parce que je suis un garçon.

Et pas une fille.

Alors je ferme les yeux, et le noir m'envahit.

La douleur infligée par ceux qui refusent de comprendre est sourde,

Parce que la douleur est à l'image de ceux qui la propagent.


Voilà, j'arrive pas à faire des fins joyeuses...c'est assez perturbant...

Recueil de one-shot [Fermé et Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant