On a quitté le café pour sa fermeture, à cette heure où les chiennes hurlent à la nuit sous des gouttes de demi-lunes ; et je comprenais pas vraiment ce qu'il se passait, parce que je m'étais absenté que cinq minutes à tout casser, mais en revenant des toilettes, Wilhelm était bourré, comme complètement torché.
Le plus étrange, c'est que ça se savait, alors que pour la première fois de la soirée il fermait sa gueule. Il se mouvait comme une algue au fond de l'eau en se levant (je précise, parce que c'est un stade très différent de celui d'algue séchée qu'il a atteint le lendemain en se réveillant).
Je l'ai donc laissé s'appuyer sur mon épaule pour avancer, et on est sortis dans un air d'une fraîcheur nouvelle qui enfumait nos souffles sous la lumière jaune des réverbères.
Il m'a guidé malgré son état, et je me figurai qu'on devait ressembler à deux frères, deux soldats au retour de la guerre. On s'arrêta devant une librairie à l'enseigne plutôt ancienne, avec ce genre de lettres écaillées et penchées d'une belle écriture. Le Terrier qu'elles disaient.
Wilhelm frappa du poing contre la grille, d'un rythme bien particulier, bien sauvage, et une ombre grandit à l'intérieur pour nous approcher. C'était un homme qui devait pas avoir la trentaine. Il nous épia à travers l'épaisse vitre du magasin, puis attrapa une chaîne rouillée pour tirer dessus.
La grille se leva et il m'aida à faire entrer Wilhelm à l'intérieur.
« Ata' ! » beugla l'inconnu par-dessus son épaule.
Il dut réitérer trois fois, de cette voix chantée qu'on assimile aux homosexuels. Finalement, précédée par les grincements des marches qui descendaient du premier étage, la fameuse Ata' a débarqué.
Et j'avais beau préférer le jour à la pénombre, je pense jamais avoir autant été aussi heureux d'être plongé dans le noir qu'à cet instant, tellement j'ai honte de ce qu'on y aurait vu.
La femme ébène qui était descendu, ce devait être la plus belle que j'aie croisée à ce jour, la plus avantagée aussi. Son corset, c'était comme s'il implosait au niveau de la poitrine, et je me demandais quel espace elle utilisait vraiment à l'arrière de sa robe bouffante. J'étais tellement distrait par ses attributs que c'est qu'une vingtaine de minutes plus tard que je remarquerais qu'elle était pas habillée comme quelqu'un de notre siècle.
Ça la rendait que plus intimidante.
Elle se planta devant Wilhelm qui fredonnait sur un tabouret, et le gifla d'une force qui l'envoya embrasser le parquet.
« Va le mettre au lit, Locke, tu veux bien ? » soupira-t-elle en secouant sa main comme si elle l'avait frappé avec plus de force que prévu.
C'était sûrement le cas.
Non, vraiment, ç'avait été violent.
« Il ne me sert à rien comme ça, je parlerai avec lui quand il aura cuvé au réveil. »
Le dit-Locke obtempéra et disparu avec Wilhelm à l'étage. Ata' réarrangea son chignon (d'épais cheveux méditerranéens aux odeurs de lavande) puis faillit repartir en me laissant là. Elle l'aurait fait si je m'étais pas raclé la gorge en me balançant d'un pied à l'autre sur le sol plaintif.
En faisant volte-face elle m'examina à son tour, comme tous les gens semblaient le faire dans cette ville, sans que je comprenne quelle valeur ils espéraient soulever par un regard.
« Vous êtes la proprio' j'suppose ? Wilhelm m'a dit que je pourrais coucher là. »
Elle bougea pas plus et haussa juste un sourcil.
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Philosopher Kings
RomanceParis, année XX59. À l'étage d'un café parisien, deux garçons se rencontrent. Chacun porte, plus ou moins cachées, les blessures d'un conflit génocidaire auquel il n'a jamais pris part, et qui pourtant les oppose. Ensemble, ils se donneront une ch...