Revolutionaries

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     La lettre plutôt que de la brûler je l'ai perdue.

Je me rappelais la chose très simplement, jusqu'à ce qu'elle le soit plus. La nuit, seul, entre deux rayons, j'écrivais dans la librairie à la lueur intrusive d'un lampadaire. Satisfait d'avoir terminé, je quittais l'atmosphère jaune et diffuse du rez-de-chaussée pour aller piquer un croûton de baguette dans la cuisine, et j'y surprenais (tout autant que j'étais surpris) Bentham qui lisait quelques vers en croquant des biscottes. Il était pas très bavard, Bentham, donc je le laissai tranquille sans avoir à échanger de banalités, et je montai dans le salon où la cheminée crépitait seule parce que parmi les autres tous ceux qui travaillaient pas dormaient.

Comme prévu, le testament de ma mère, y mettre le feu, je le pouvais pas, pas ce soir-là en tous cas, alors je la remettais à sa place bien au chaud au fond de ma poche, enfin celle qui était devenue la mienne après avoir été celle de Wilhelm.

Le lendemain, Ata' me laissa champ libre pour me rendre à la poste, ce que je fis, en oubliant pas de passer au tabac avant, chercher un timbre, que je payai avec les derniers sous piqués à la vieille. Puis voilà : postée, oubliée. J'ai passé le reste du jour à travailler, et c'est pas avant le dîner que je me suis rendu compte qu'un élément majeur était perdu. Et sur le moment je pus pas réprimer l'idée très égocentrique que je devais être le plus grand idiot que cette Terre ait jamais porté, parce que vraiment, qui perdait sa mère comme ça sans s'en rendre compte ?

Une fois au lit, je rejouai les dernières vingt-quatre heures en boucle dans ma tête mais rien à faire, la mémoire me revenait pas, je comprenais pas comment je l'avais perdue, comment j'avais pu vivre normalement alors que ma poche avait jamais été aussi vide. Wilhelm eut le temps de se glisser à mes côtés au cœur de la nuit, certainement ivre, de virer et de se retourner encore, avant d'enfin se mettre à ronfler d'un accroc léger sous le palais, que j'y réfléchissais toujours.

Puis comme dans le brouillard, ils ont une fâcheuse tendance à s'envenimer ces secrets-là, jusqu'à en devenir toxique, en lisant les traits de Wilhelm qui dormaient à quelques centimètres de moi, j'y découvrais une amertume nouvelle, à l'ombre de ses mèches brunes. Ce devait être lui. Il jouait à l'innocent, alors que par sa proximité, il m'interrogeait.

Il avait trouvé la lettre et feignait maintenant la sérénité pour observer jusqu'où j'étais prêt à aller dans le mensonge qu'était mon omission, jusqu'où irait la duperie. J'étais fils de soldat allemand, il était juif. Ainsi, il estimait sans doute que son tour était venu de me tromper, confondant la haine qu'il nourrissait désormais pour moi en secret avec l'amour que je peinais à exprimer.

Pourtant, moi, tout ce que je voulais, c'était sentir son bras dans mon dos, contre la courbe de ma nuque, ou posé sur mes côtes comme ça arrivait souvent, avec sa jambe aussi peut-être qui enlacerait la mienne, pour savoir que tout allait bien, et qu'entre nous rien changerait.

Mais ce fut une nuit triste et anxieuse sans même un effleurement.

A l'aube, Paris n'avait plus rien de joli. Au rez-de-chaussée, ma journée commença comme toutes les autres, à la différence près que Wilhelm décida de me seconder, ce qui fit que redoubler mon inquiétude. Au fond, ça faisait sens, parce que lui comme moi on avait été exempté du labeur premier de la maison, ce qui nous rendait tout juste bon à trier les livres et dépoussiérer les étagères ; mais de tous les jours passés depuis mon arrivée, il avait fallu qu'il choisisse celui-ci. Pour renforcer mon malaise, je les surprenais Ata' et lui qui s'échangeaient régulièrement de brefs regards, le genre d'œillades qui fait assez d'étincelles pour embraser les réflexions labyrinthiques d'une conscience torturée.

Philosopher KingsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant