A mon réveil, j'ai senti son souffle qui caressait mon cou et son bras passé dans mon dos. Doucement, j'ai tourné la tête, et mes lèvres closes se sont retrouvées à un soupir des siennes, mon nez à un cheveu du sien, littéralement, comme des mèches cascadaient sur son visage, avalaient dans leur flot les stigmates et les brûlures. Pour la première fois je voyais en Wilhelm l'adolescent qu'il avait dû être, pas plus de cinq ans auparavant, et je fus pris d'un malaise étrange qui me réconfortait.Je demeurai donc longtemps à l'abri de son bras protecteur, sous la couverture fine et un peu rêche qu'on avait jetée sur moi, à l'observer. C'était pas encore l'aurore, la maison tout entière était silencieuse. Les souvenirs lourds de la veille, je le savais, poussaient aux portes de ma conscience pour venir submerger mes pensées – mais pas tant qu'il était là, et que je pouvais le regarder, avec sa mine paisible, féline, ses lèvres entrouvertes d'un côté, son œil clos en forme de demi-lune. A le contempler ainsi, serré contre lui, je manquai de prendre conscience de mon souffle qui épousait son souffle, du rythme indolent qu'il prenait, puis il fut trop tard, et je me rendormis.
En rouvrant les yeux, j'étais seul entre les draps. J'entendais, à l'étage du dessous, le raclement des cuillères dans les bols et les dents de fourchettes qui grinçaient sur la porcelaine de quelque assiette, le tout mêlé à des éclats de voix qui me rappelaient les auberges diverses où j'avais couché sur la route depuis mon village.
Il y avait parfois les talons d'Ata' qui attaquaient le parquet du couloir, et j'aurais juré qu'à chaque passage, elle ralentissait légèrement devant ma chambre, de manière presque imperceptible, sans jamais s'arrêter pour de vrai. Je la soupçonnais de me savoir bien éveillé, surtout avec le concerto qui se jouait dans mon ventre en hommage au dîner que j'avais jamais mangé la veille.
Rien qu'à y repenser, j'avais un grand vide qui revenait, habité par une souffrance lointaine. Je le sentis grandir sous ma poitrine, pile entre mes deux poumons, et il gonflait, gonflait, gonflait encore ; sûr qu'à un moment je pouvais plus respirer tant ça faisait mal, et je commençai à transpirer, beaucoup, surtout pour quelqu'un qui avait un peu froid sous une couverture de misère, alors je me levai brusquement à la recherche d'un peu d'air, secouant mes membres comme un taré pour en chasser les fourmillements.
Au début le décor se mit à tourner, mais très vite il se stabilisa et je pus descendre à la cuisine. J'avais beau être pieds nus et discret, les garçons m'avaient entendu arriver. Quand j'entrai pour aller m'asseoir au bout de la moitié inoccupée de la table, un lourd silence s'exprimait pour tout le monde. Les regards convergeaient vers moi en boucle, irradiant d'une pitié débectante, avant de s'écraser mollement sur la table.
Puis ce que je pouvais être con, moi aussi, à m'installer comme ça sans rien dire, sans même quelque chose à manger, alors qu'il aurait suffi d'un Salut pour tout arranger, pour qu'aujourd'hui redevienne comme hier, pour leur montrer qu'en moi rien avait changé, qu'en vérité il y avait jamais eu de problème, que j'avais juste passé une mauvaise soirée.
Du coup tout ce que je trouvai à faire c'était de les regarder moi, avec insistance pour leur montrer que j'étais toujours fort et qu'ils me comprenaient pas. Après quelques pâles sourires et des hochements de tête, les jumeaux se remirent à manger, cachés sous leur abondante chevelure, et Diogène reprit avec Bentham leur dialogue d'une petite forme. Il restait que Locke qui, comme moi, lâchait pas Wilhelm des yeux.
Ce dernier avait les traits si tirés de fatigue que j'en vins à me demander si sa présence contre moi je l'avais rêvée. Concentré sur la pâte blanche du yaourt qui dormait dans son bol, il mangeait pas vraiment, et je devinais sous la table son genou nerveux qui tressautait. Finalement, Locke allait me parler quand il se leva brusquement. Il attrapa son bol et un couteau qu'il coinça entre ses dents, une motte de beurre et la fin d'une baguette de sa main libre, et vint s'asseoir lourdement à côté de moi.
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Philosopher Kings
RomanceParis, année XX59. À l'étage d'un café parisien, deux garçons se rencontrent. Chacun porte, plus ou moins cachées, les blessures d'un conflit génocidaire auquel il n'a jamais pris part, et qui pourtant les oppose. Ensemble, ils se donneront une ch...