Les coqs de nos campagnes avaient laissé leur travail aux ouvriers qui chantaient à leur place de bon matin, et j'avais l'impression de pas avoir fermé l'œil, ce qui était sans doute vrai parce que le temps avait pas vraiment poussé l'aiguille de l'horloge devant moi pendant mon repos.
« Rise and Shine, honey ! » chantonna Locke tout en enfilant son manteau. « Notre Willy national va te faire visiter la maison. »
Je trouvai le dit-Wilhelm asséché, les épaules basses, sur un tabouret au fond de la pièce, comme un gamin qu'on aurait mis au coin. À la lumière du jour, la limite entre les deux parts de son visage se faisait plus nette. La peau morte que les flammes avaient bousillée se disputait la façade avec celle qui était demeuré intacte : sur son front, la ligne obliquait un peu, accordant à la marque une légère victoire sur le côté droit.
Puisque j'avais dormi sous son manteau, je le lui tendis afin de lui rendre, mais il réagit pas. Locke dut claquer des doigts en chantant son nom pour attirer son attention.
« Il t'attend le môme » qu'il ajouta, avant de sortir par le cadre sans porte.
Wilhelm se rendit enfin compte que je me tenais devant lui avec son paletot à la main. Il se leva en marmonnant que je pouvais le garder, et traîna des pieds pour quitter la pièce. Quand je le rattrapai dans l'escalier, il joua au Christ nouveau en me passant une miche de pain qu'il avait sortie de nulle part. Elle était tiède et je la déchirai pour découvrir que le cœur de mie était toujours fumant.
C'était le meilleur pain que mon estomac se soit vu servir dans les dernières semaines, et il m'en remercia grandement, ce qui ne l'empêcha pas d'entamer une valse endiablée tandis qu'on entrait dans la cuisine, où l'air sentait bon le café et le lait chaud.
« Hobbes est derrière les fourneaux le matin, m'apprit Wilhelm d'une voix traînante, et Ari prend le relai à midi. Si t'as faim, tu viens à l'heure, ou tu mangeras les miettes que Bentham laisse entre les pages des bouquins qu'il lit en grignotant. »
« Ne le dis pas à Ata' elle le tuerait, » intervint Hobbes en me saluant d'un sourire.
Son frère, qui était assis sur une table toute frêle, mais visiblement plus robuste qu'elle n'en avait l'air, jonglait avec deux pommes juste au-dessus de la tête d'un Bentham qui l'ignorait. Il avait dans les mains un petit livre rouge et conspirateur qui jurait d'un air menaçant entre ses longs doigts noirs.
L'une des pommes tomba au sol et roula jusqu'à mes pieds. Ari' s'inclina pour la ramasser mais je la cueillis le premier. Comme il était penché, je remarquai à l'arrière de sa tête une tache brune qui émergeait de sa chevelure.
« Vous avez tous les deux la même ? » questionnai-je en posant mon index sur la petite marque d'existence.
Son jumeau se pencha à son tour pour voir ce que je désignai et pouffa de rire en acquiesçant.
« Mais la mienne est plus belle, pas vrai ? » s'enquit-il en me la montrant, et je devais reconnaître qu'il avait comme une jolie tulipe là où son frère avait une petite flaque. Ce dernier grimaça, d'un sourire forcé et tout laid, puis me balança sa dernière pomme à la gueule. Je l'esquivai de justesse et Wilhelm la laissa cogner contre sa poitrine.
Il grogna à Ari' d'arrêter avec ses conneries. On t'a dit mille fois de respecter la bectance, putain. Puis il sortit sans m'attendre, et les autres se mirent à rire de son humeur en me saluant de la main tandis que je m'efforçais de le suivre.
C'est vrai que je comprenais mal comment il pouvait être de si mauvais poil, lui qui était si enthousiaste la veille. « Tu verras, nous serons frères ! » qu'il avait promis bien fort quand nous étions parmi les derniers au café.
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Philosopher Kings
RomanceParis, année XX59. À l'étage d'un café parisien, deux garçons se rencontrent. Chacun porte, plus ou moins cachées, les blessures d'un conflit génocidaire auquel il n'a jamais pris part, et qui pourtant les oppose. Ensemble, ils se donneront une ch...