Prologue

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 Une pièce aux murs d'un blanc virant au gris ; un lit grinçant de la même couleur ; un appareil émettant un long bip ! régulier. On ne pouvait se tromper, c'était bien une chambre d'hôpital. En tout cas, c'était la seconde chose qu'avait découverte Ludovic, l'adolescent couché dans le lit, un masque à oxygène sur le visage et quelques perfusions dans les bras.

 La première, c'était qu'il n'était pas mort.

« Je suis vivant... Mais pourquoi ? Pourquoi je ne suis pas mort ? Pourquoi ?! »

 Il commença à paniquer. Mais il eut à peine le temps d'essayer de s'agiter qu'une infirmière débarqua en trombe dans la chambre, alertée par le brusque changement des informations envoyées par les nombreuses machines de la pièce.

- N'essaye pas de t'agiter, c'est inutile et tu risques de te faire mal plus qu'autre chose, Ludovic.

 L'adolescent essaya de répondre, mais le masque qu'il portait transformait ses débuts de phrases en gargouillis étranges.

- Oh, le masque te gêne... Attends, je vais te l'enlever. Normalement, tu peux respirer sans.

 Elle l'ôta sans plus de cérémonies, et Ludovic put enfin aspirer l'air ambiant... Pour se mettre à tousser juste après.

- Eh ! Calme-toi, mon bonhomme, tu vas te tuer si tu respires comme ça.

 Écoutant les indications de l'infirmière pour se calmer, Ludovic retrouva un rythme cardiaque plus normal, faisant taire par la même occasion l'une de ses machines.

- Pourquoi... est-ce que... je suis pas... commença-t-il à dire difficilement.

- Mort ? le coupa l'infirmière.

- Oui.

 La femme sembla hésiter, et décida pour toute réponse de remplir un verre d'eau et d'y glisser une paille. Elle l'approcha de la bouche de l'adolescent et déclara :

- Avant tout, tu dois boire un peu. Tu entends ta voix quand tu parles ? Elle est presque inaudible.

 Ludovic acquiesça du mieux qu'il le put, et c'est en aspirant une première gorgée d'eau qu'il se rendit compte à quel point sa gorge était sèche. Il avait l'impression qu'elle s'était transformée en désert rocailleux. Quand il eu terminé, il reposa la question qui le tourmentait depuis son réveil, cette fois plus clairement.

- Pourquoi est-ce que je suis vivant ?

- Tu as eu une chance incroyable.

- Vous appelez ça une chance !

- Oui, Ludovic, une chance. Tu ne la mesures pas encore, mais c'en est une.

 Il ne répondit pas, serra les dents, se retenant d'insulter l'infirmière. Pourquoi fallait-il toujours que personne ne comprenne ce qu'il ressentait ? La femme, percevant peut-être la colère qui montait en son patient, décida de partir avant qu'il ne puisse plus se contenir.

- Je pars prévenir ta famille de ton réveil. Essaye de dormir, Ludovic, il le faut.

 Quand la porte fut complètement fermée, l'adolescent laissa exploser le trop-plein de colère. Ce qui se résumait à une bonne dizaine d'insultes envers tout et n'importe quoi, débitées sur un ton monocorde et bas - il ne pouvait pas élever la voix sans se mettre à tousser. Une nouvelle quinte de toux le reprit pourtant, et il laissa retomber sa tête sur l'oreiller en fermant les yeux, las. Ludovic se sentait vidé, autant physiquement que mentalement. Il se doutait bien qu'on avait dû lui administrer des calmants, car il ne percevait pas de douleur précise. Cependant, ce devait être de la douleur, cette chose étrange qu'il sentait dans son corps entier, se coulant à travers ses veines, régnant comme une présence invisible. Mais peut-être était-ce juste son esprit qui imaginait cela, déportant sa souffrance ailleurs.

« Mais vu comment je suis tombé, je suis sûrement plus cassé à l'extérieur, cette fois », pensa-t-il, un sourire sarcastique adressé à lui-même sur le visage.

 Puis soudainement, sans qu'il ne sache pourquoi, il eut envie de pleurer. Il n'avait aucune idée de la raison qui poussait ses larmes à couler, mais celles-ci le faisaient. Alors qu'elles commençaient à dévaler ses joues, il se mit à chercher ce qui les appelait. Le fait qu'il était encore vivant ? Sûrement. Que personne ne comprenait ce qu'il ressentait ? Peut-être aussi. Ou juste toute sa vie, finalement. Juste qu'il venait de prouver qu'il était une fois de plus le gars qui ratait tout ce qu'il faisait.

 Même son suicide.

 L'infirmière revint quelques minutes après. Bien que Ludovic ait arrêté de pleurer, ses yeux restaient rouges ; et il avait bien vu que la femme avait remarqué ce changement. Celle-ci ne fit mine de rien, et annonça d'une voix qui se voulait joyeuse que tout le monde serait là dans une petite demi-heure.

- Super, commenta Ludovic en roulant des yeux, ce que ça va être marrant pour eux de me voir comme ça... !

- Tu n'es pas très amoché au niveau du visage, tu sais, dit doucement l'infirmière.

- Ah oui ? Et à quoi je ressemble peut-être ?

 Il avait posé cette question en essayant vainement de cacher son appréhension, redoutant la réponse.

- Ton visage n'a presque rien, le rassura-t-elle en percevant son inquiétude. Est-ce que tu te souviens comment tu es tombé... ?

 Il prit du temps avant de répondre. Bien sûr qu'il le savait ; il s'en rappelait parfaitement. Il se souvenait comment ses jambes avaient percuté une sorte de toit fin, et les craquements sinistres qui les accompagnaient résonnaient encore à ses oreilles. Il sentait encore son corps s'écraser contre le bitume. Il voyait sans cesse les formes humaines qui s'étaient approchées de lui pour le secourir.

- Non, je ne sais plus vraiment, mentit-il pourtant.

 Pour une raison qu'il avait du mal à percevoir, il voulait entendre de la bouche de quelqu'un ce qui lui était arrivé. Pour se convaincre qu'il n'avait rien imaginé, sûrement.

- Hum, eh bien, tu dois ton salut au store du balcon du quatrième. Il t'a ralenti dans ta chute, et tu es donc tombé deux fois quatre étages au lieu de huit. Tu vois ce que je veux dire ?

- C'était donc ce store... murmura Ludovic pour lui-même. (Il se reprit et continua :) Je comprends très bien ce qu'il s'est passé, maintenant. C'est ce foutu truc qui m'a empêché de mourir... !

- Ne t'énerve pas, s'il te plaît.

- Je n'en ai pas le droit, c'est ça ? grinça-t-il. Ah oui, ce doit être pour « ne pas aggraver mon état », non ?

- Oui, souffla-t-elle, agacée.

- Ça peut me tuer ?

- Non, tu te feras juste souffrir pour rien. Tu vas te mettre à tousser, et il faudra te rajouter de nouveaux médocs.

- Parce que j'ai quoi, exactement ?

- Tu veux vraiment savoir ?

- Vous savez à quel point votre question est débile ?

- Elle ne l'est pas pour tout le monde. Certains patients préfèrent ne pas savoir tout de suite.

- Bon, se radoucit Ludovic, moi, je le veux.

- Tu préfères commencer par le plus grave, ou l'inverse ?

- Peu importe.

- Tu as diverses fractures un peu partout dans le corps. Deux de tes côtes se sont cassées et ont perforé ton poumon gauche, ce qui le rend fragile.

- Donc c'est ça, la toux.

- Oui, en partie. Ton bassin a souffert, mais ne s'est pas cassé. Tes bras sont complètement épargnés, tu n'as que des bleus à ce niveau.

- Bon, ça va en fait.

- Hum... ce n'est pas vraiment tout.

- Attendez, laissez-moi deviner : vous avez laissé le plus grave pour la fin, c'est ça ?

 Le regard peiné de l'infirmière confirma ses doutes. Il passa mentalement en revue les parties de son corps qu'elle n'avait pas mentionnées. Et se rappela sa chute.

- Mes jambes... murmura-il en la fixant. C'est ça, hein ? Je suis tombé dessus, je les ai entendues craquer...

- Oui, c'est ça le plus grave. Elles ont été complètement brisées sous le choc. Et la gauche, elle, a été presque broyée entre le reste de ton corps et la barre en fer du store. On a du... l'amputer. L'autre est entière.

 Ludovic déglutit. Il n'arrivait pas à croire qu'il lui manquait une jambe. Ses paupières papillotèrent et laissèrent couler des larmes qu'il ne remarqua pas. Sa gorge était nouée dans l'espoir de retenir un sanglot. Sa jambe. Il lui en manquait une. Il était unijambiste. Et il n'aurait dix-huit ans que dans un mois.

- Ça va ? demanda la femme.

- Je veux voir comment c'est, dit-il, le regard lointain. Je veux voir comment je suis maintenant.

 L'infirmière se mordit la lèvre, et souleva la couverture en détournant légèrement la tête. Même si Ludovic n'avait pas encore vu le bas de son corps, il avait pourtant la certitude qu'il ne pourrait pas en supporter longtemps la vision. Redressant péniblement la tête, il poussa un râle de désespoir mêlé de douleur quand il aperçut ce qu'il restait de ses jambes : un plâtre pour celle de droite...

 ... Rien que le vide pour la gauche.

Et j'ai sautéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant