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À six heures, j'avais terminé ma lettre. Il fallait à présent que je sorte de ma chambre pour me préparer à aller au lycée - enfin, le faire croire. Le plus difficile, ça a été de trouver un mensonge crédible, mais j'avais eu toute la nuit pour y réfléchir. Et puis sourire, aussi : j'avais passé trente minutes devant mon téléphone à essayer d'en composer un plutôt normal - très difficile lorsque que l'on est vide. J'ai évité le plus possible de croiser mes sœurs ou ma mère avant le petit-déjeuner, ce qui n'a pas été simple non plus. Ce matin-là, j'avais la légère impression de faire un parcours du combattant avec comme objectif ne pas laisser croire que j'allais vraiment très, très mal.

Lorsque nous avons dû manger ensemble, j'ai espéré qu'on ne me poserait pas de questions, et que je n'aurais donc pas besoin de sortir mon excuse. Mais à peine tous assis, ma mère a commencé. C'est là que ça été le plus dur. J'avais à la fois envie de tout raconter, de pleurer et de lui crier de ne pas me poser de questions ; joli paradoxe, Ludo. Il faut savoir que ça a été un exploit pour moi de sourire et de raconter mon mensonge sans rien laisser paraître. Je ne me vante de rien, je ne suis pas fier de ça. Tout ce que je veux dire, c'est que ça m'a demandé beaucoup d'efforts. Juste après d'ailleurs, j'ai eu l'impression qu'une partie de mon manque de sommeil venait de me tomber dessus - heureusement, c'est vite parti.

Ce matin-là, je devais commencer les cours trente minutes après mes sœurs. Ça m'arrangeait beaucoup, car ça voulait dire qu'elles partiraient en même temps que notre mère, et que moi, je resterai seul un petit bout de temps. Ça m'évitait de trouver une nouvelle excuse pour ne pas partir avec mes sœurs au lycée, comme je ne voulais pas y aller. Un peu avant leur départ, je me suis senti bizarre. J'avais la même impression que lorsque l'on part voyager quelque part, et que l'on sait qu'on ne reverra pas sa famille avant longtemps. Et au final, c'était pareil pour moi : je partais du côté de la Mort, et elles me rejoindraient un jour où l'autre. On finirait bien par se retrouver, même si ça doit prendre dix, trente ou cinquante ans. Oui, c'est sûr : on se retrouvera tous... J'ai quand même eu un pincement au cœur en les voyant mettre chaussures et manteaux. Je me suis levé et je les ai toutes serrées dans mes bras. Je les ai vraiment surprises - ça faisait au moins quatre ans que je ne leur avais pas fait de véritable câlin -, et elles n'ont pas compris pourquoi je faisais ça. Bien sûr qu'elles ne pouvaient pas comprendre à ce moment-là, mais elles sauraient d'ici quelques heures.

Puis elles sont parties. Je me retrouvais, seul, dans l'appartement. D'habitude, ça ne me fait ni chaud ni froid ; mais ce jour-là, rien n'était pareil. J'ai décidé de mettre un peu d'ordre dans mes affaires avant de partir. J'ai collé ma lettre sur le réfrigérateur, ai rangé rapidement ma chambre - besoin d'y voir plus clair -, et pris une barre de céréales pour réfléchir un peu. J'avais passé ma nuit à décider si oui ou non, j'allais me tuer, mais je n'avais pas pensé à un héritage. Bon, je n'ai pas grand-chose, mais j'économise quand même depuis pas mal de temps. J'ai pris tout l'argent que j'avais et je l'ai partagé en cinq tas. Un pour ma mère, un pour chaque jumelle, un pour Francis et le dernier pour Raphaël et Violette - je sais qu'ils ne roulent pas sur l'or, et puis ils m'avaient bien aidé la veille. J'ai tout posé sur la table de la cuisine, sauf la part pour mes amis du canal. J'ai rajouté un post-it à ma lettre expliquant pour l'argent, puis je suis retourné dans ma chambre. J'ai reformaté mon ordinateur portable et mon téléphone, mais avant ça, j'ai stocké sur une clé USB toutes les photos que j'avais pour les donner à Francis - il enlèverait celles qui n'ont pas de rapport avec lui et les passerait à mes sœurs. J'ai rajouté un nouveau post-it sur le frigo, et posé les deux appareils et la clé sur la table, à côté de l'argent.

Après avoir réglé cette question de partage de mes affaires, je suis sorti pour aller voir Raph' et Violette. J'ai parlé un peu avec eux, leur ai dit que j'allais partir en voyage pour plusieurs mois. J'ai bien vu dans leurs yeux qu'ils avaient compris ce que je voulais réellement dire. Je les ai serrés aussi dans mes bras, leur ai donné l'argent et je suis retourné chez moi. Enfin, j'ai commencé puis je me suis arrêté après dix pas, pour les voir de loin une dernière fois. Ils pleuraient tous les deux, et ça m'a donné envie de faire pareil. Sauf que cette fois, ce ne serait que parce que l'on ne se reverrait pas avant longtemps, pas pour le reste.

Au moment où je me suis retourné pour continuer ma route, j'ai entendu Raphaël me demander de dire à Alexis, si je le voyais, qu'ils l'aiment. Enfin, il ne l'a pas dit comme ça, il ne l'a pas clairement désigné, mais j'ai compris de qui ils voulaient parler par "lui". Et là, je n'ai pas pu retenir mes larmes. Je ne savais plus trop pourquoi je pleurais, mais ça n'avait plus de lien avec les värdjad. C'étaient les mêmes pleurs que lorsque ma famille et moi sommes partis de chez nos grands-parents pour avoir notre propre maison. Des larmes de départ.

Durant tout le chemin pour rentrer chez moi, j'ai pleuré. Ça me brûlait les yeux à cause du vent et du froid, mais ça me faisait aussi du bien. Lorsque j'ai refermé la porte de l'appartement et que je me suis adossé contre elle, je n'avais plus de doutes, et je savais que je ne ferais plus marche arrière. J'ai soufflé un bon coup, puis je suis ressorti pour prendre l'escalier. J'habite au troisième étage, ce n'est pas assez haut pour ça. J'ai monté cinq étages pour ressortir sur le toit. Huit étages, ça me paraissait suffisant.

Je me suis assis sur le parapet en brique, et j'ai laissé pendre mes jambes. Ça me faisait bizarre de me dire qu'il suffisait que je me pousse d'une dizaine de centimètres pour me retrouver en bas en quelques secondes. Étrangement, je n'avais pas peur. Je crois que c'était parce que je n'avais rien à perdre. Et puis, comme je l'avais dit dans ma lettre, et comme me l'avait suggéré Raph', j'allais peut-être retrouver mon père, Alexis et tous les morts. C'était surtout cette idée qui me permettait de partir sans craintes. Après tout, j'étais gagnant au change, non ? Je laissais derrière moi toute la douleur, le vide et le sale ; à la place, je ne ressentirai plus rien de tout ça et retrouverai peut-être ceux qui sont morts - et si le dernier point est possible, alors ceux qui restaient du côté de la Vie me retrouveraient un jour.

Je suis resté longtemps, comme ça. J'avais un peu l'impression de m'asseoir à la frontière entre la Vie et la Mort. Il suffisait que je choisisse un côté, et j'y serai. Cette idée me plaisait bien. On a souvent de bonnes idées lorsque l'on prend conscience que l'on va mourir, il parait. Peut-être que les cerveaux sont programmés pour ça ? Sortir de beaux trucs juste avant de ne plus pouvoir rien faire ? Je n'en sais rien.

Il venait de sonner dix heures au clocher de l'église lorsque j'ai arrêté mes réflexions. À cette heure-ci, il n'y a pas grand monde dehors, et dans ma rue, pas un chat. C'était le bon moment. J'ai regardé encore une fois le paysage, là où j'allais normalement tomber. Le ciel, et le Soleil aussi jusqu'à ce qu'une tâche noire vienne se fixer devant mes yeux. J'ai attendu qu'elle parte pour me lever. Lentement, j'ai posé un pied sur le parapet. Un deuxième, pour finir accroupi. Puis, encore plus lentement, je me suis redressé. J'ai fixé l'horizon une dernière fois, sans regarder en bas cette fois-ci.

Et j'ai sauté.

Et j'ai sautéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant