Épilogue

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 Ludovic laissa son crayon immobile quelques secondes face à la page de son cahier. Il venait de rédiger la dernière phrase de son récit, de sa Vie avec un grand V. Il se sentait étrange, tout à coup. Il ne savait plus quoi penser, ce dont il avait envie. Il était perdu. Relater le cauchemar qu'il vivait depuis plus de deux ans lui avait fait remettre en question beaucoup de choses, et comprendre d'autres. Mais, surtout, il se sentait mieux. Beaucoup mieux. Le vide qui l'habitait n'occupait plus son corps entier. Il le sentait, le devinait, il y avait quelque chose de nouveau quelque part au fond de lui. Quelque chose qui ne lui donnait plus envie de sauter de nouveau. Quelque chose qu'il ne comprenait pas vraiment, mais quelque chose tout de même. Le vide n'était plus le seul maître de son esprit.

 Ludovic referma le cahier, le posa sur sa cuisse et rejeta la tête en arrière. Il fixa le plafond blanc, se concentrant dessus pour arrêter toute autre pensée : il voulait un moment de répit, un moment sans penser à ce qu'il y avait dans le cahier. Il se sentait fatigué, mais également empli d'énergie. Il avait envie de se lever et observer autre chose que sa chambre d'hôpital, mais il souhaitait aussi fermer les yeux pour ne plus rien voir.

- Toujours aussi paradoxal, mon vieux. Tu restes fidèle à toi-même, ricana-t-il doucement, un sourire sarcastique sur les lèvres.

 Il se remit droit et posa le cahier sur la petite table près de son lit. Il était plus mince que lorsque Francis lui avait apporté : Ludovic avait déchiré les pages vierges qui restaient après la fin de son histoire. Il voulait clôturer une bonne fois pour toutes son cauchemar, ne pas laisser de vide ensuite qui signifierait qu'il pourrait continuer. Non, cette fois, il le savait : c'était fini. Ça ne s'était pas terminé comme il le pensait, par la mort, mais ça s'était terminé tout de même. Il avait du mal à y croire, parfois. Dans quelques heures, Francis viendrait lui rendre visite. Et alors, il saurait tout. Sa lecture marquerait un nouveau tournant dans la vie de Ludovic, ou plutôt confirmerait ce que son suicide raté avait commencé. Mais, malgré cela, il appréhendait beaucoup. Il avait peur de blesser son ami, ou de le rendre triste. Le blesser, car il ne lui avait rien dit pendant deux ans, alors qu'ils étaient proches ; l'attrister, car son histoire n'avait rien de drôle. Mais il lui avait promis : il lui donnerait ce cahier. Celui qui contenait beaucoup de secrets.

 Les heures défilaient, et Ludovic s'angoissait en voyant tourner les aiguilles. Bientôt, Francis arriverait et il connaîtrait la vérité. Ludovic se gratta frénétiquement le coude, signe chez lui de son anxiété. L'attente ne lui était plus supportable ; il hésitait entre accélérer le temps et l'arrêter, il ne savait plus s'il voulait voir son ami ou non. Son coude commença à peler. Il avait une peur monstre qui lui déchirait le ventre, lui donnait les larmes aux yeux. Il ne savait plus ce qu'il voulait, ses pensées se contredisaient sans cesse. Il se prit la tête entre les mains et la secoua pour arrêter ça. Mais rien ne s'arrangea. Et à présent, il avait du sang sur les doigts.

 La vision de sa main rouge l'arrêta net. Le coude qu'il avait trop gratté était en sang, et il n'avait rien senti venir. Trop habitué à la douleur ? Peut-être. Mais, maintenant qu'il en avait conscience, il sentait la brûlure de la chair à vif envahir le centre de son bras et le faire grimacer. Il attrapa un mouchoir et le pressa contre ses griffures, tout en suçant ses doigts pour les nettoyer. Lorsque qu'il n'y eut de rouge que sur le mouchoir, il se laissa tomber en arrière sur le matelas, un soupir accompagnant son geste. Se rendre compte du mal qu'il se faisait avait brusquement arrêté ses autres pensées, et avait atténué ses angoisses par la même occasion. Il se sentait un peu mieux.

- Je suis vraiment bizarre, moi, hein ? demanda-t-il au silence. Je vais mieux en me faisant mal. Je crois que je deviens dingue. C'est à cause de cette chambre, j'en peux plus de la voir. Marre d'être allongé, aussi. J'ai envie de marcher. Mais je peux plus, j'ai qu'une jambe. Je suis un manchot de jambe ! On appelle ça comment, déjà... Ah, oui, unijambiste. Je suis unijambiste. Tu me diras, le mot est un peu plus stylé que manchot, c'est déjà ça de gagné. (Il secoua la tête, sourit et continua :) Mais je raconte vraiment n'importe quoi, moi. En plus, je parle au plafond. Ah ah, je crois que je suis vraiment dingue cette fois-ci.

 Ludovic arrêta son monologue pour s'essuyer les yeux. Son faux sourire trembla pour devenir une grimace de tristesse, puis il finit par pleurer pour de bon. Il ne savait pas trop pourquoi ; peut-être parce qu'il avait peur, parce qu'il croyait devenir fou, parce qu'il ne savait pas à quoi aller ressembler sa vie avec une jambe en moins. Peut-être autre chose encore. Il n'arrivait pas encore à déterminer ce qui le faisait pleurer. Mais était-il vraiment obligé d'avoir une raison ? Il en avait assez de toujours devoir se justifier à lui-même ce qu'il faisait, ce qu'il ressentait. Il aimerait que sa voix intérieure se taise parfois, qu'elle ne lui demande plus pourquoi ci, pourquoi ça. Ses pleurs redoublèrent d'intensité lorsqu'il pensa à cette voix qu'il s'imposait lui-même, celle qu'il détestait. Il n'en pouvait plus de l'entendre. Il voulait dormir, qu'elle se taise un peu : elle ne parle pas pendant son sommeil. Mais il n'y arrivait pas, et le temps ne s'arrêtait pas ; Francis allait arriver.

 Ludovic eut brusquement envie de se relire. Bien sûr, il l'avait fait tout le long de son écriture, pendant près de dix jours, mais cette fois-ci, c'était pour être certain. Il ne savait pas encore ce qu'il voulait vérifier, mais au moins ça l'occuperait. Il attrapa son cahier, commença les premières lignes puis le reposa violemment sur la table. Un claquement sec résonna dans la pièce, suivi d'un râle de rage mêlé de dépit. Ludovic ne savait plus ce qu'il voulait, la tête lui tournait et il commença à sentir la colère monter en lui. Il n'arrivait plus à comprendre son corps, son esprit. Tout se brouillait, se mélangeait et il avait l'impression qu'on lui enfonçait des éclats de verre dans tout le corps. Il avait mal, beaucoup trop mal pour que ce soit son imagination. Il avait l'impression d'étouffer, il paniquait et empirait sa situation. Ses pensées se disloquèrent, il les sentit tomber en miettes au fond de son esprit. Il crut mourir. Il entendait les machines qui l'entouraient s'affoler, et chaque son lui transperçait le crâne. Il finit par ne plus penser, il ne vit que le noir.

Et j'ai sautéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant