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Janvier, toujours en seconde. Les vacances d'hiver m'ont fait du bien. J'étais content de passer de nouveau deux semaines sans voir les värdjad. Je n'en pouvais plus de voir leur sale gueule. Heureusement qu'ils ne vivent pas dans mon quartier, sinon j'en aurais été malade. Il faut imaginer quand même, si en plus de ça, ils continuaient dehors... ! Non, je n'aurais pas supporté. Mais bon, puisqu'ils vivent à l'opposé de la ville, il n'y a jamais eu de problèmes.

Donc, nous sommes le huit janvier, et les cours reprennent. Ah, et j'ai fêté mes seize ans la veille, ceci dit en passant. Donc, c'est plutôt d'humeur sereine que je retourne au lycée. Bon oui, d'accord, j'étais tout de même un peu inquiet. Un peu beaucoup. Ouais, juste beaucoup en fait. On va dire moins que d'habitude, ça ira ? Ouais, on va dire ça. Je reprends : j'étais moins sur mes gardes. J'étais donc loin d'imaginer que ce huit janvier allait être le pire de mon existence.

Dans ma vie, il y a deux jours dont je me souviendrai comme étant les pires. La veille du Saut, et ce huit janvier-là. Ces deux journées sont celles qui m'ont fait le plus souffrir, celles où ces enfoirés de värdjad ont été les plus horribles. Je déteste ces dates. Oui, je sais qu'elles ne m'ont rien fait. Mais je les déteste. Encore un paradoxe, on dirait, Ludo ! Ce n'est pas demain la veille que ça va s'arrêter cette histoire de paradoxes, il y en a vraiment partout.

Mais il faut que je me calme. Ce n'est pas le moment de repartir sur la Vie et ses foutus paradoxes. Donc, je retourne au huit janvier. En vérité, ça commence mal. Très mal. Tout d'abord, Sam et moi avions un trou de neuf heures à et demi. Ce qui lui a largement laissé le temps de s'amuser. Et puis ensuite, un autre trou de quinze à seize, cette fois partagé avec la classe de Tobias. Donc, vers quinze heures et quart, je me suis retrouvé coincé dans les toilettes pour hommes, en compagnie des värdjad.

J'avais déjà reçu un coup dans le ventre de Sam dans la matinée, et je pensais que ça leur suffirait. Apparemment non, car j'ai été plaqué au mur par Tobias, qui m'écrasait la gorge avec son bras. J'arrivais à respirer, il n'essayait pas de m'étouffer, mais parler ou déglutir n'était pas simple - en fait, c'était carrément difficile. Comme à son habitude, j'ai eu le droit au traditionnel "alors la tapette, ça va ?", auquel je n'ai jamais répondu ; et, cette fois, j'avais une excuse plus que valable.

Sam se tenait un peu dans le coin, sa cigarette aux lèvres. Il aimait bien me souffler dans la tête sa fumée, il sait que je déteste ça. Pourtant, cette fois, il l'a juste jetée au sol et écrasée du talon. Et puis il s'est approché, un air que je n'aimais pas du tout sur le visage.

Au bout d'un certain temps, j'ai compris que c'était lui le meneur. On a du mal à le remarquer au début, parce qu'il ne se différencie pas beaucoup de Tobias. Mais Sam est un peu plus intelligent, plus réfléchi, plus stratégique. C'est lui parfois qui retenait un coup de Tobias sur mon visage, mais seulement pour m'en infliger un plus douloureux dans les côtes. C'est lui aussi que je haïs le plus.

Il m'a regardé droit dans les yeux. J'ai soutenu son regard sans fléchir. Avec lui, je n'avais pas peur de le faire, il ne prenait pas ça pour de la provocation - contrairement à Tobias. Il a souri, mais d'un sourire entendu. Celui que l'on fait lorsque l'on a les meilleures cartes du jeu et que l'on regarde son adversaire en s'imaginant déjà la tête qu'il fera lorsqu'il sera battu. Un sourire de prédateur. Carnassier, c'est ça le mot. Son sourire si particulier m'a glacé le sang.

Et là, il m'a dit la pire chose qu'il m'ait jamais dite. La pire. La plus cruelle. Il m'a annoncé qu'ils avaient réfléchi, et qu'ils s'étaient rendu compte qu'ils en avaient un peu marre de me faire ça. Je me souviens qu'à ce moment, ça a été la fois où j'ai cru le plus fort qu'ils allaient définitivement arrêter. Que j'allais enfin redevenir juste Ludo, plus Ludo le défouloir. Mais Sam a un don. Un don terriblement cruel. Celui de souffler sur la flamme de l'Espoir, et de l'éteindre définitivement. Et il prend son temps pour souffler, le Sam. Deux ans qu'il a mis pour la mienne. Mais ce jour-là, ça a été la pire fois, après la dernière. Parce que Sam sait encore mieux souffler sur les grandes flammes, celles qui sont encore vives.

Après cette phrase si incroyable pour moi, Tobias m'a relâché. J'avais du mal à y croire. Ça me semblait si irréel ! Je leur ai demandé confirmation ; ils l'ont fait. Et là, je leur ai dit si ça signifiait qu'ils allaient arrêter, vraiment arrêter. Et là, Sam est parti dans un grand éclat de rire. Pas joyeux ; ni nerveux. Juste cassant, impitoyable, cinglant. Un rire qui vous fait tout perdre. C'était grâce à son rire si... inhumain, qu'il arrivait à complètement éteindre l'Espoir. Comme s'il venait rincer la bougie après qu'on ait soufflé dessus, pour qu'elle ne puisse jamais plus se rallumer.

Il s'est moqué en me demandant si j'avais vraiment cru que c'était dans ce sens-là ; je n'ai pas répondu, mais mon expression si. Il a dû voir sur mon visage qu'il avait réussi. Et ça l'a fait rire de plus belle. Il m'a annoncé qu'en vérité, ça allait juste être pire pour moi ; mais mieux pour eux. Et Tobias a ajouté qu'ils comptaient sur moi pour fermer ma gueule. Comme d'habitude. Puis il m'a claqué la tête contre le mur. Ma vision s'est brouillée quelques instants, ensuite un mal de crâne horrible a envahi toute ma tête et mes jambes ne m'ont plus supporté. Je suis tombé contre le sol poisseux des toilettes. J'avais envie de vomir ; la nausée qui encerclait ma poitrine n'arrêtait pas de grandir.

J'avais envie de vomir, mais pas ce qu'il y avait dans mon estomac. J'avais envie de vomir mon cœur, de le cracher au sol. Mais évidemment, je n'ai rien fait. Comme toujours.

Sam et Tobias sont partis, ils m'ont laissé au sol. Et moi, tout ce que j'ai fait, c'est rester dans un était comateux, immobile. Je sentais à peine que je pleurais, et que mes doigts étaient crispés sur mon cœur, comme s'ils voulaient l'arracher. Je ne sentais rien de tout ça. Moi, tout ce qui occupait mon esprit, c'était le rire de Sam. Son horrible rire. Et je l'entends toujours.

Et j'ai sautéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant