Acte 1

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Faits Divers
Mardi matin, des agents de la propreté ont retrouvé le corps d'un homme de vingt-sept ans dans une poubelle communale. Les premières pistes indiquent un règlement de compte dans les réseaux de prostitution. La victime avait la gorge tranchée. Une marque en forme de cœur sur le front, apparemment tracée par un moule à gâteau, suscite cependant l'interrogation.

***

La première fois que j'ai vu Yitzhak, comme tout le monde, je me suis demandé ce qu'il fichait là. Je pensais même avec mépris : « Ah, encore un touriste qu'on va devoir se coltiner toute la soirée à cause d'une étudiante de première année. » Il s'est pointé, avec ses cheveux noirs, sa silhouette longiligne et sa démarche nonchalante. On portait tous des jeans et des T-shirt aux messages à moitié effacés, il arborait un pantalon moulant aux reflets argentés, un débardeur jaune pâle déchiré qui semblait sorti d'un rayon fillette. Ce devait être à cause de la sucette rose et ronde qui se découpait dessus. Tout de suite, on s'est senti mal à l'aise. Je ne saurais pas très bien décrire cette impression, même maintenant. Je suppose qu'on pourrait évoquer une perte de repères brutale, la gêne de se retrouver face à un être dont l'allure niait à peu près tous les codes virils auxquels on nous avait habitués, surtout dans une école d'ingénieurs, et l'impression nette que c'était tout à fait volontaire de sa part.

— C'est quoi cette tapette ? murmura l'un des gars.

Qui ! dit-il en plantant ses mains sur la table. Je ne pense pas ressembler à une boîte de conserve donc, on dit, « C'est Qui cette tapette ? » quand on a une bonne vue ou un cerveau à peu près correctement branché.

L'autre bafouilla des excuses, rouge d'avoir été entendu. Il avait parlé d'une voix claire, mais surtout tranchante. Je remarquai son regard, le noir méditerranéen des prunelles, l'expression d'une violence qui dissonait avec son look de pédale extravagante et les muscles nerveux, secs, de ses bras hâlés. Ça a jeté un froid, comme si nous venions d'entrer en contact avec une espèce non identifiée, et vaguement hostile.

— Quelqu'un s'appelle Martin ici ?

— C'est moi, ai-je répondu en fronçant les sourcils.

— Cool. Moi c'est Zack. J'ai entendu dire que t'avais besoin d'un joueur pour ta partie.

— En effet... Mais heu... Tu connais le jeu ? Enfin, on va débuter une campagne avec des gens assez expérimentés, c'est très stratégique et...

Ce regard... Il me liquéfiait presque sur place, comme si je m'apprêtais à prononcer la plus grosse ineptie du monde. Je sentais venir la pique. Il se contenta de ricaner.

— T'es chou. T'inquiète, j'en ai peut-être pas l'air, mais je fais parfois d'autres trucs que le tapin le soir. Bon, allez je prends les pions noirs.

Et il attrapa un sachet sans laisser le temps à Julien, qui ne jurait que par cette couleur, de protester. Il prit un air dépité en se rabattant sur les oranges. Maintenant, je sais que Zack plaisantait, à propos du tapinage. A l'entendre, il avait fait plus de sales trucs que le pire déchet de l'humanité. Pourtant, au milieu des énormités, j'étais certain qu'il lâchait, de temps à autre, une vérité que personne ne voulait croire.

Ce jour-là, il nous a laminés. Il a gagné le respect de tous les copains. Julien, qui détestait perdre, lui proposa même de venir après les cours la semaine prochaine, à charge de revanche.

— J'sais pas, peut-être. Si j'ai rien de mieux à faire.

Je me disais qu'il se donnait un air désinvolte pour cacher le plaisir d'avoir réussi à s'intégrer. Je me sentais fier à l'avance de récupérer un mec aussi original avec nous. On venait de passer la peur primale de l'Autre. Ça nous donnait l'impression débile d'être plus forts, quelque chose dans ce goût-là.

On ne le revit jamais poser ses pions sur le plateau.


De Sang avideWhere stories live. Discover now