Acte 2

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Faits Divers
Dans la nuit de jeudi, une altercation avec un homme à la sortie d'un bar a coûté la main au leader d'un groupuscule armé. Malgré une intervention rapide, la police n'a pas réussi à attraper l'agresseur, qui s'est enfui avec son macabre butin.
L'incident semble faire écho à la mutilation perpétrée le mois dernier par des anonymes sur un jeune homosexuel toujours dans le coma.

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Yitzhak était un type étrange. Le genre de personne qui, en une seule rencontre, peut vous marquer à vie. A notre table de jeu, sa présence avait écrasé les autres. J'ai tout de suite eu envie de le revoir, pas comme tous ces gars que je rangeais dans des cases en quelques minutes. Chaque semaine, j'espérais son retour. Mais j'ai vite compris qu'il se fichait de nous. Il agissait par coups de tête, prenait la compagnie humaine comme elle venait, sans se donner la peine de nouer de réels contacts avec le monde qui l'entourait. « Quand tu veux jouer avec un chien, t'espère qu'il sera sympa, et quand t'as envie d'être social c'est pareil, n'importe quel clampin sympa fait l'affaire. » Voilà ce qu'il disait, quand on le collait un peu trop.

Beaucoup d'étudiants essayaient de l'approcher. Certains pour l'animation qu'il promettait, d'autres pour profiter de son génie scolaire. Et, je ne sais pas si je me faisais juste des idées, mais il m'a semblé reconnaître un désir non-assumé dans le regard de certains garçons.

J'observais tout ça de loin. Il commençait sa première année, et moi mon master. L'idée de lui parler m'angoissait. J'anticipais son regard éteint, le sourcil levé, la courbe dédaigneuse de ses lèvres. J'entendais claquer le « kes'tumveux ? » à peine articulé des mauvais jours qui, d'un coup, réduisait n'importe qui au Rien. Et puis, d'une certaine manière, je craignais d'être pris pour un admirateur ou, pire, un mec intéressé. Avec un score de conquêtes féminines qui frôlait le zéro, je me disais, lâchement, que je me bien passerais de ça.

Mais Yitzhak m'obsédait au-delà de tout bon sens. L'univers de l'école ne semblait pas l'intéresser. Parfois, il s'absentait, revenait en livrant une excuse tirée d'un chapeau à l'administration, et racontait à qui voulait l'entendre qu'il avait eu « la flemme » ou « pas envie de voir vos têtes d'ahuris ce matin ».

Je ne pouvais m'empêcher de lui imaginer une seconde vie, quelque chose de vraiment dingue, d'assez incroyable pour justifier l'airain terrible de ses yeux noirs. Il montrait trop d'intelligence pour correspondre au gars efféminé superficiel et dévergondé qu'il faisait ressortir à outrance dès que les questions devenaient personnelles. Il jouait les imbéciles, il ne voulait pas qu'on le connaisse.

Souvent, j'ai essayé d'attirer son attention. Je n'en menais pas plus large que les rares fois où j'avais voulu draguer des filles. La technique du type qui reste discrètement derrière son ordinateur ou un roman de SF, à la table d'à côté pendant la pause déjeuner, ça ne marche pas. C'est totalement nul. Quand, on me remarquait, je baissais les yeux, histoire d'éviter toute mauvaise interprétation, comme si ce n'était pas le but de ma démarche depuis le début. Mais, avec Yitzhak, la déconvenue n'arrivait même pas. Il ne regardait personne. Il assurait le show devant une masse humaine indifférenciée.

De Sang avideWhere stories live. Discover now