Acte 5

2 0 0
                                    

Un coup de feu trop silencieux
Dans la nuit de samedi, un homme de trente-cinq ans a été retrouvé dans une rue à proximité du centre-ville, une balle logée dans chaque genou. Ses explications confuses n'ont pas permis de déterminer l'origine exacte de l'agression, mais l'analyse du sang retrouvé sur sa chemise semble confirmer que le tireur a été blessé.
La victime, interpellée pour actes de violence dans le passé, soutient ne pas connaître l'identité de son assaillant.
Malgré une attaque à main armée, personne ne semble avoir entendu le moindre bruit dans le quartier cette nuit-là.

***

Il arrivait souvent à Yitzhak de ne pas donner de nouvelles sur des périodes plus ou moins longues. Alors, deux semaines sans sms ne m'ont pas inquiété. J'attendais qu'il revienne vers moi. Il le fit d'une manière très énigmatique, par téléphone, d'une voix très faible : « Martin, faut que tu viennes. Prend de quoi rester plusieurs jours. J'peux pas t'expliquer là, mais c'est important. »

L'état de son appartement était indescriptible. Oh non, il m'a ramené un cadavre... fut ma première pensée. Tout embaumait un mélange d'antiseptiques, de sang et de décomposition. Yitzhak pâle, une espèce de bout de bois gris-noir entre ses bras, gisait sur le canapé. Non, avais-je très rapidement corrigé, c'était son bras, la chose totalement morte, informe qui pendait à son épaule. Je vacillai, je luttai pour garder la bile au bord des lèvres.

— Qu'est-ce qui t'es arrivé ?? Pourquoi tu n'es pas déjà à l'hôpital ?

— Trop risqué, répondit-il évasivement. J'essaye de le retaper depuis plusieurs jours, j'y arrive pas. Ça fait trop mal. Faut que tu m'passe un autre bras, Martin.

J'aurais dû dire non. Je ne savais même pas comment son bras pouvait se retrouver dans cet état de nécrose avancé. Une sombre affaire à laquelle je ne voulais pas être mêlé, selon ses mots. Mais je gardais quelques soupçons. Je me demande encore s'il ne s'est pas détruit volontairement un membre pour le remplacer par de la technologie. Y songeait-il avant notre deuxième rencontre ? A force de me fréquenter ? Qui pouvait dire ce qu'il se passait dans son esprit tordu ? Je n'arrivais pas à analyser la confusion de mes propres pensées, l'horreur et l'excitation qui me déchiraient.

Passé le choc, je vis l'opportunité. Yitzhak ferait un excellent cobaye. Je l'ai amputé, soigné. Nous avons façonné son nouveau bras, une imitation parfaite du précédent, recouverte d'un composite de latex plus vrai que nature.

— C'est impressionnant, me dit-il une semaine après les dernières opérations. J'ai l'impression de me remettre d'une bête égratignure. Je ressens vraiment tout ! On dirait même que j'ai la peau plus douce. T'en penses quoi ?

Yitzhak était l'handicapé le plus heureux du monde. Il me donnait l'impression de lui avoir greffé un tout nouveau jouet. Il me comblait d'attentions, se perdait en compliments, m'appelait Dr Frankenstein en riant. J'aimerais vous dire que je le trouvais plus amoureux que jamais,

mais ses regards langoureux ressemblaient plutôt à ceux d'une créature reconnaissante. Reconnaissante et avide.

Ses fonctionnalités le mettaient dans un état d'excitation mentale indescriptible. Je tentai, sans grand succès, de calmer ses ardeurs. Yitzhak n'avait rien d'un patient comme les autres. Son désir le plus cher n'était pas de redevenir comme avant son accident. Au lieu de renouer avec des sensations qu'il aurait pu perdre à jamais, il s'intéressait à celles que la mécanique lui offrait. Mes réticences le surprenaient sincèrement.

— Et tu oses me parler d'un prototype ? Je suis sûr d'avoir le bras cybernétique le plus cool de tous les handicapés. Là, je regarde, peux tenir un flingue super lourd sans trembler ! Et j'ai une énergie presque inépuisable. Tu sais quoi, j'ai l'impression d'avoir un autre bras beaucoup trop faible à côté.

Je m'efforçais de lui cacher mon enthousiasme de voir s'incarner le fruit de mes recherches en lui. Ce qui se mettait en marche terrifiait une partie de moi. J'avais créé un bras meilleur que l'original. D'autres gens seraient-ils assez fous pour réagir comme Yitzhak ? Pour me dire, quelques semaines plus tard, « Tu sais, il faudrait peut-être m'amputer l'autre bras, pour rééquilibrer. Je me sens mou, j'ai l'impression d'avoir été dénervé ! ». La conscience morale du vieux monde et sa vision d'une humanité figée me limitaient encore. Je suppose qu'une part de mysticisme perdure en chacun d'entre nous. Franchir les limites de la création, défier la nature, est une chose effrayante. Pourtant, Zack le fit. Son existence toute entière semblait dédiée au dépassement de sa condition. Il n'était plus des nôtres, il ne l'avait peut-être jamais été. Il avançait contre tout. Il avançait. Plus je l'écoutais, plus je me disais qu'un homme prêt pour l'évolution la plus incroyable de notre espèce se tenait devant moi.

Je rêvais. Je me sentais élu. Ensemble, nous pouvions changer le monde. Mais pour quoi ? Nous étions seuls. Il avait raison. Plus rien d'autre ne comptait que les expériences que nous pouvions mener. Sous ses arguments, toutes les croyances auxquelles je m'attachais par habitude, par défaut, s'effritaient.

Ces mots, en particulier, firent tout basculer :

— Tu as du talent Martin. Mais tu t'es contenté de perfectionner une technologie qui existait déjà. D'autres viendront après toi. Les manchots, les culs-de-jatte réclameront le matériel le plus performant possible. Ils finiront par l'obtenir, et quand les gens valides les verront plus forts qu'eux, ils feront comme toutes ces nanas qui réclament les mêmes grosses poitrines en plastique de leurs copines, ils voudront les mêmes. Tu n'arrêteras rien. Par contre, tu pourras devancer tous les autres.

Je vous l'ai dit, avant de rencontrer Yitzhak, mon ambition se résumait à faire du bon boulot. J'observais le monde avec un cynisme détaché. Je voulais juste satisfaire mon besoin de découverte. Je me savais plus brillant que les autres, cela me suffisait. Mais, soudain, j'ai pensé à tous les rapaces qui se jetteraient sur mes recherches. Je les voyais récolter les honneurs à ma place, réaliser avec moins de scrupules tout ce dont j'étais déjà capable de faire. Alors qu'une vie dans l'ombre ne m'avait jamais gêné, je me suis vu comme un oublié de la grande Histoire, ce précurseur dont seuls quelques érudits pensent à rappeler, entre parenthèses, qu'il s'agit en fait du véritable créateur d'une invention qui ne porte même pas son nom.

De Sang avideWhere stories live. Discover now