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Vers vingt heures trente, j'arrivai sur site. L'accès au forum des Halles, ce grand toit de verre et d'acier, ne tenait plus que par un miracle. Les poutres veinées de rouille, le verre éclaté et répandu partout sur le place, le grincement des piliers et le sifflement du vent, tout donnait à cette entrée le sentiment d'un provisoire, d'une attente, d'un « quelque-chose-de-terrible-va-arriver ».

Avant, tout cela avait été neuf, bien entretenu. Ici, la foule se répandait en tous sens, achetait, se promenait, flânait dans le jardin, juste derrière. Jusqu'à la guerre. Depuis, plus rien. Le jardin était devenu un maquis de ronces et de plantes faméliques. Pour le forum, c'était exactement la même situation : les dizaines de boutiques attrayantes et colorées avait presque toute fermées dès les premiers jours de la guerre. En sous-sol, plus rien. Seul le jour, quand le soleil brillait un peu, arrivait encore un peu au fond. Le reste n'était que poussière, silence et abandon. En surface, seul deux devantures tenaient encore. A cette heure, elles venaient juste de fermer. Les lumières encore allumées pour quelques temps apportaient un semblant de vie ici.

- Adjudant Keller au major Dernaz. Vous me recevez ?

- Affirmatif Keller. Je te reçois cinq sur cinq. La situation en bas ?

- Les unités viennent de se disperser. Je viens de terminer le briefing avec les sergents de chaque unité. Je vous attend au quatrième sous-sol.

- Bien.

- Terminé.

La pluie se mit à tomber, tandis que le vent se levait un peu plus. En quelques secondes je me retrouvais trempé. Le toit des Halles grinça sinistrement.

- Plus le choix, murmurai-je. Cette fois, on y est.

En franchissant les portes défoncées de l'accès principal, j'entendais soudain la pluie tambouriner sur le grand toit crevé. Comme le bruit blanc de la radio, tout l'espace semblait se remplir de cette matière sonore, dense, presque vertigineuse. Même dans la guerre, l'endroit ne manquait pas de poésie. Avant la guerre, entendait-on seulement la pluie tomber, ici ?

Juste en face de l'entrée, au-delà des deux magasins aux vitrines éclairées, la gueule béante du grand escalier tombait jusqu'au dernier niveau commercial. Un noir d'encre se profilait sur toute sa longueur. En bas, tout en bas, ce n'était pas la nuit. Non, c'était bien plus que cela. La ténèbre la plus totale. Pour des yeux humains, il n'y avait plus rien à voir. La pluie, le bruit blanc de la pluie, et les ténèbres, qui semblaient vouloir tout engloutir.

Pas d'escalator pour descendre. Les marches mécaniques résonnaient atrocement sous le poids de mon corps. Pas de semelles en caoutchouc pour étouffer le bruit, atténuer ma présence. Le chant clair de l'acier contre l'acier, le grincement des structures endommagées, le bruit de la pluie, toujours le bruit de la pluie, mais comme un arrière-fond qui n'atténuait pas le reste. La descente me parut interminable. Sur chacun des trois paliers, la lumière déclinait davantage. Au fond, un patio amenait un peu de la lueur nocturne de la ville, mais si faible, si ténue, qu'elle n'aidait pas à distinguer les couloirs. Chaque palier ressemblait à l'entrée d'une caverne, une porte effrayante vers un enfer distinct, silencieux et fatigué. Plus je descendais, plus la poussière s'accumulait ; Les trainées dues au infiltrations de l'eau s'estompaient progressivement, jusqu'au dernier niveau. Là, plus que la poussière, et la trace de nos pas dedans. Vingt mètre après l'escalier, au milieu de la nuit la plus totale, l'implant oculaire de Keller luisait d'un faible éclat rouge. Souvenir frappant du meurtre de la femme d'Aubé. Correspondance troublante.

- Major, il faut que vous preniez le relai du terminal de liaison. La connexion au réseau est fragile dans le secteur, et nos antennes portables sont trop faibles pour assurer correctement le signal.

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