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J'avançais vers la montagne Sainte Geneviève, éclaboussé par la pluie, rattrapé par la nuit tombante. Ivresse du silence en pleine ville, seulement secouée, en de rares endroits, par le bruit des pas, le grondement lointain, très lointain, d'un mortier qui claquait. Silence des mots. Silence des regards. L'eau, seule, prenait le temps de parler à qui voulait l'entendre. Et que disait le chant de la pluie ? Je ne m'en souvenais que trop bien.

« Ecoute-moi, toi qui passe. Tu n'es comme moi, qu'un instant volé, un instant vécu, un avenir qui déjà se fait souvenir, inexorable. « Je serai » devient « j'étais ». Ecoutes-tu toujours ? Je m'étends sur la ville et je vois la vie qui nait dans la nuit, la vie qui meurt en plein jour. J'ai perlé comme une lamentation silencieuse sur le visage de cet homme-là, celui-là justement que tu ne connais pas, et qu'une balle perdue a fauché. Personne n'est là, mais il est déjà mort. Trop tard. J'arrive toujours trop tard. Tu arrives toujours trop tard. Nous avons ceci de communs que d'avoir tout loupé, tout gâché par notre présence. Toi aussi, je le sais, tu ressens au fond de toi cette déchirure glacée, ce manque qui déborde, qui inonde tout, qui sature tout. Tu aimerais tant qu'il en soit autrement. Qu'il en fût autrement. Mieux même : qu'il n'y ait jamais rien eu. Rien que le silence. Je suis la gardienne du silence. La gardienne des mots qui ne se disent pas, des conversations qui n'ont jamais existé. Seuls, m'échappent les regards croisés. Tiens-toi là, entends ma prière, entends ma plainte. Joints ta tristesse à la mienne. Rien ici ne sera joyeux. La tragédie se déroule, encore et encore, et je pleure sur toi. Sur ta propre fin, comme tu pleures sur cet ami. Tu ne cesses de pleurer sur cet ami, et sur tous les autres. N'essaye pas de sourire, encore moins de rire. Rien ici ne sera joyeux. Jamais plus, joyeux. »

Le vent cingla mon visage. Je me retrouvais trempé. Même emmitouflé dans cette cape imperméable, je sentais l'eau couler sur mon corps, les gouttes rouler et perler sur le trottoir, que j'avalais à grandes enjambées.

Je passais devant l'église de St Etienne du Mont lorsque je la croisais. Je failli ne pas la voir. A cause de la pluie ? De la mélancolie ? Je ne sais pas. Au dernier moment, le capuchon formé par cette bâche flanquée sur ses épaules malingres laissa voir deux yeux comme des puits. Elle me happa. Sans un bruit, sans un souffle, seulement ce regard pénétrant. Comme si elle avait d'avance tout dévoilé, tout déclaré.

- Je t'ai vu tout à l'heure, à Tolbiac.

Une voix usée, fatiguée, venait résonner à mes oreilles. Elle ne correspondait pas à cette image si volatile, si évanescente.

- Pourquoi m'as-tu suivi ? me contentais-je de répondre.

- Je ne sais pas... C'est comme si... Comme si j'en avais besoin.

- On se connait ?

- Non. Enfin, je ne crois pas... Je ne m'en souviens pas.

Le mystère semblait s'évanouir. Elle n'était plus belle parce qu'inconnue, elle redevenait presque ordinaire. Comme tous les autres. Comme tous ceux qui se contentaient de survivre ici, dans Paris, dans la misère souvent, coincé entre la faim et la peur de mourir. Soudain trop incarnée. Même maigre, trop dense pour que je la désire encore vraiment.

- Excuse-moi mais, je suis en mission. J'ai autre chose à faire. Je ne peux pas parler.

- Laisse-moi aller avec toi.

Je ne savais plus quoi faire. Sourire, ou m'attrister ? Elle semblait si pure, si innocente. Quelque chose de fragile émanait d'elle. Comme... comme ma mère. Je la regardais, à nouveau. Elle semblait ouverte à la vie, si inconsciente du danger dans lequel elle s'enfonçait chaque jour. Elle ne mangeait pas bien, pas assez. Sans doute ne dormait-elle que par intermittence, un sommeil rongé d'angoisse, percé d'insomnie.

Alter EgoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant