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Dans une ville que la guerre avait avalée, mâchée, digérée et recrachée, qui se souciait encore des hommes ? Cruelle analogie que les blessures de la pierre rappelaient sans cesse à celles de la chair. Regault avait perdu une oreille, Diouville, une main. Bercy avait perdu son toit, la tour Eiffel, son sommet. La liste pouvait se poursuivre longtemps, inventaire infernal qui me rappelait combien ici, avant, si longtemps avant, la vie avait été belle, douce, interminable. J'aurais tant donné, j'aurais tout donné pour retourner courir dans la poussière des allées du Jardin des Plantes, user mes semelles sur le bitume gras et chaud de la gare de Lyon, un après-midi d'été. J'aurais voulu m'assoir encore, insouciant, inconscient, à la terrasse d'un bar, là, au pied de Montmartre, dans la nuit tiède et lente de ce même été, l'été d'une adolescence qui s'accomplit, une respiration avant l'âge d'adulte. Au temps des possibles. 

La possibilité de la paix nous avait définitivement échappé. Un schéma si terne, si prévisible, que les dégâts que cette guerre avait causés paraissaient irréalistes, un rêve mal dégrossi qui avait percuté le réel. De la « grogne sociale » mal digérée, des lois impopulaires, et l'escalade de la violence. Aux émeutes avaient répondu les forces de police, puis, malhabiles, l'armées. Aout 85 et une bavure, des morts étendus sur la chaussé de la Concorde en guise de porte d'entrée pour ce conflit que personne ne désirait, sinon une poignée, et un conglomérat industriel. Une guerre civile en ligne de mire, intenable, immorale, sale, vicieuse. Compter les morts, encore et encore, des deux côtés, si tant est qu'il puisse y avoir deux côtés dans une telle horreur. La seule différence, l'idéologie, plus personne n'y croyait, depuis si longtemps. Tout ici, dans cette ville meurtrie, dans ce pays en ruine, hurlait vers la paix. Mais la paix n'était pas bonne pour le marché, pas encore. La croissance était encore – paradoxalement – bonne. Cent mille morts ne valaient pas ces points magiques qui alimentaient et qu'alimentait cette guerre. La bourse buvait le sang des soldats, des rebelles, et des civils, sans distinction, sans sourire, simplement « parce qu'il le fallait ».

Cette guerre était immorale, nous le savions tous. Pourtant, tous, nous avions signé. Nous avons accepté d'y entrer, alors que les ficelles se dévoilaient déjà, dans une lumière douceâtre. Diouville, Regault ou moi, nous avions une vie à assurer. L'appât des primes valait plus que la considération morale, que l'évaluation pourtant évidente des risques. Nous avons joué à ce jeu. Mais ce jeu a fini par se jouer de nous.

- Arrêtez de réfléchir, chef.

Diouville n'avait pas levé les yeux de son fusil, maintenant remonté, brillant et prêt à tuer. Il replia soigneusement la chamoisine qu'il conservait à cet usage exclusif, et je devinais un sourire caustique se dessiner sur son visage émacié.

- Inutile de se mentir, n'est-ce pas, caporal ?

- J'aime pas quand tu es trop silencieux, alors que la journée vient à peine de commencer. Sois content : on a déjà passé la nuit en restant vivants. Sans sniper, sans roquette, et sans mauvaise rencontre. L'équipe est complète, et entière. Qu'est-ce que tu voudrais de plus ? Rentrez chez toi ?

Et il éclata de rire. Je ne pus m'empêcher de le suivre.

- Sacré Diouville. T'as pas perdu ton sens de l'humour.

- Ouais, pas comme ma main.

Une quinte le secoua de plus belle. Passant un doigt contre un œil pour essuyer une larme qui perlait, je le voyais reprendre son souffle. Le pauvre bougre toussa de plus belle, cracha, sans cérémonie, s'essuya d'un revers de manche. Avec une pointe d'espoir mêlé de nostalgie, je me disais que ce serait bien, une fois la guerre terminée, de se revoir, d'être voisin aussi, pourquoi pas. Nous étions devenus plus que des amis. Le sang de la guerre nous avait lié, frères d'armes jusqu'au bout.

Comme s'il lisait dans mes pensées, il embraya.

- Dis-moi Christian... T'as pensé à... à après ?

Je me mordis la lèvre, jetait un regard dans sa direction. Son regard noir comme la nuit me répondait, en attente.

- J'y pensais justement. Je me disais que ça serait bien de pas habiter très loin... Tiens, dans la banlieue sud. Vers Athis. Là-bas, il y avait de beau petits immeubles en bois, très lumineux, juste avant la guerre. Un beau quartier écolo pour bobo. Pas loin d'Orly, des centres logistiques, de l'aérogare pour la côte d'Azur. Il parait qu'on n'est plus qu'à quarante-cinq-minutes des plages. Autant te dire que c'est à côté. Bref, on habiterait à Athis, on serait voisin, ou presque. Je me trouverais une petite femme, pas trop regardante sur le bonhomme en kit que je suis devenu. J'irais me trouver un poste sur l'astroport, comme veilleur ou agent de sécurité. Ça recrute pas mal apparemment. Elle, elle serait infirmière, ou éducatrice. Je veux pas qu'elle soit dans un bureau. Je veux qu'elle connaisse la vraie vie, comme moi. On serait libre, heureux, amoureux. On viendrait vous voir, toi, Betty, et les enfants que vous aurez eus. On passera la soirée ensemble, à parler de tout, de rien, et surtout pas de... de maintenant.

- J'irais bosser dans un bureau, coupa-t-il.

- Du genre chez qui ?

- Je sais pas... Destouches & Biotech, Nanom, l'ICN... Un truc plan-plan. Sans responsabilité. Sans emmerdes. Des journées tranquilles, à heures fixes. J'aurais pas une paye énorme, un peu au-dessus du minimum, de quoi être confortable mais pas trop. De toute façon, Betty avec son salaire de prof de fac', assurerait derrière. Et puis on aurait des gosses, ouais. Deux ou trois, au moins.

Un bip sonna sur mon avant-bras droit. Je regardais le cadran, maugréait, et me relevait. Diouville comprit aussitôt, et donna un pesant coup dans les côtes de Regault, qui roula et râla.

- C'est l'heure Bob. Si tu veux un café chaud, je te conseille de te magner. Le chef te met de corvée de popote si t'es pas prêt dans cinq minutes.

Il se roula, lâcha un discret « fait chier » et se redressa, hagard, les cheveux en bataille et la barbe de trois jours comme gravée sur ses joues. Il tendit le bras vers son pod, consulta l'heure, et le glissa contre son avant-bras gauche. Avec couleur, il se releva, et s'éloigna un peu groupe.

Je regardais mes hommes s'activer davantage. Les duvets étaient repliés, les bardas remplis, ne restait plus, au bout des fameuses cinq minutes, que quelques babioles. Des grigris sur le sol usé, une montre, quelques paires de bottes, une cape ou deux.

Pour ma part, tout était déjà sanglé dans mon sac depuis une bonne heure. Bien peu, en vérité : un générateur plasma de secours, des tubes de nutrition intraveineuse, un kit de communication rudimentaire, au cas où mon terminal lâchait, et une main, elle aussi de secours. De quoi survivre, en somme, jusqu'au prochain assaut, jusqu'à la prochaine révision.

Diouville se planta à côté de moi, se tendit vers mon oreille.

- Tout le monde est prêt chef. On n'attend plus que tes ordres.

- Bien. 

Alter EgoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant