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Sortant de l'hôtel de ville, je prenais la direction des quartiers sud. Tolbiac était relativement loin, une bonne heure de marche en coupant à travers le quartier Latin, près des arènes de Lutèce. Un trajet gris, humide sous la neige fondue, monotone et sans danger. Un des rares coins encore épargné de Paris, pour maintenir l'illusion de la vie, l'illusion du bonheur. Monotone, mécanique, je marchais jusqu'au carrefour des rues de Tolbiac et Vergniaud. Les arbres étaient morts, la sécheresse des étés précédents les avaient réduits à des troncs noirâtres, moignons de vie qui semblaient demander pourquoi, implorer la clémence des cieux. Mais rien. Juste la mort.

Sur le côté sud de la rue de Tolbiac, une devanture se précisait. Juste avant d'y rentrer, je devinais cette forme derrière la pluie. Une bâche enroulée autour d'un corps frêle, une tête perçant par l'ouverture béante, deux grands yeux noirs qui me fixaient. La femme était belle, trop belle, trop maigre, trop vivante et trop menacée. Un frisson, jadis, m'aurait glacé le dos. Je décidais de ne pas en tenir compte. Le pas vif, la main pressée, j'entrais dans le magasin.

- En voilà une surprise ! Christian, t'es toujours parmi nous ?

La voix chaleureuse de Febus me cueillit comme un souvenir trop lumineux, trop joyeux. Je cachais mon abattement derrière un sourire que je voulais jovial, amical.

- Febus ! Et toi t'as pas maigri à ce que je vois.

- Sacré Christian ! Toujours le mot pour faire plaisir ! Bon, j'imagine que tu viens pas pour faire piscine.

Je lui lançais un regard dépité.

- Non, toi, t'as vraiment pas changé... Les affaires, et sans trainer. Bah oui, j'ai besoin que tu fasses un check up complet. Ça fait un bail... Trois mois, ça passe vite et...

Il posa un doigt sur sa bouche, en signe de silence, et m'indiqua de l'autre main un lourd siège, comme ceux des dentistes. Un instrument de torture raffiné qu'on nommait siège à connectique, lit d'examen pour cyborg.

- Installe toi, je vais cherche un kit de diagnostic. Au fait... Concernant les tarifs... Ca me gêne de te dire ça Christian, mais ça a un peu... augmenté ces derniers temps. J'essaye de faire à l'économie, mais faudra compter un peu plus que la dernière fois.

- C'est pas un problème.

Une trappe s'ouvrit sur mon avant-bras gauche. Je sortais un fin disque de quelques centimètres de diamètres.

- J'ai reçu une promotion. Major. Et la prime qui va avec.

- Merde... ça c'est une bonne nouvelle ! Mais combien...

- Dix mille. Sans compter les bonus liés à mon statut de cyborg.

Il se frotta les mains.

- J'aime quand on commence par les bonnes nouvelles. Comme quoi, quand tu veux...

- J'imagine que ça fera l'affaire.

- Pour une révision approfondie oui. Peut-être même quelques bonus. Aller, assez parlé, je vais chercher tout ça et je reviens.

Je l'entendis chantonner, joyeux, dans la réserve. Son absence me laissait constater que la boutique de ce réparateur n'avait pas changé : sale, empli de fumée de cigarettes et dressant un inventaire à la Prévert. Près de l'entrée, la caisse et une énorme unité de contrôle d'où s'échappait de nombreux câbles, la plupart s'échouant sur le siège à connectique. Des étals présentant une multitude de pièces, sous vide, de l'index à la rotule, de l'optique dernier cri au port USB le plus vieux. Des troupeaux de moutons de poussière virevoltaient au sol, au rythme des ventilations haletantes. Près de siège, une dizaine d'écrans tendaient leurs regards inquisiteurs vers ma pauvre caboche.

Un bazar familier, que j'appréciais, comme à l'image de cette ville : malgré la guerre, la vie, aussi étrange fût-elle. Tout ça me rappelait l'épicier du coin, en bas de ma rue quand, gamin, j'allais acheter des bonbons avec l'argent fauché dans le portefeuille de mon père. Derrière les vitres sales, je crus, l'espace d'une seconde, le reconnaitre. Ce n'était qu'une silhouette. La même qu'à mon arrivée : une fille engoncée dans sa bâche, qui me fixait, regard pénétrant et indécis.

Febus rejaillit de la porte, un aug' sur l'œil droit, des gants cybernétiques sur chaque main. Il connecta le tout à une série de câbles, s'installa sur un tabouret famélique, et tourna son regard hybride vers moi.

- Tout va bien ?

- J'imagine que ça ira mieux quand tout sera fini.

- Pourquoi, t'as peur ? Aucun danger que ça ne fasse mal. Tes amygdales cérébrales sont cramées par les produits, à ce qu'il parait.

- C'est toujours long. Et puis...

Je le regardai un court instant en silence. Lui, maigre, regard bleu délavé, pommettes saillante et barbe rousse qui s'épanchait de ce visage juvénile, que pouvait-il comprendre ? Ce n'était pas un cyborg.

- J'aime pas ce corps, finis-je par lâcher. Il est pas à moi. C'est pas moi.

Il se pencha. Je sentis son haleine mentholée, à cause des clopes qu'il avait toujours au coin du bec.

- Je comprends Christian. Mais on n'a pas le choix. Toi, tu dois te taper ta carcasse en fer blanc. Moi, je dois me bouffer mes drogues pour éviter de souffrir à cause de cette saloperie de cancer. On est tous les deux obligé de gruger. Tromper la mort, tromper la vie, quelle différence ?

Il se redressa.

- Crois moi que si j'avais le pognon suffisant, c'est le premier truc que je me paierai : une mécanisation digne de ce nom. Ouais, d'accord, la tienne est sans doute poussée et ça fait flipper, les effets psychologiques et tout ce qui va avec... Mais en attendant, tu risques pas de crever dans deux ou trois ans.

Il tendit un doigt sur son aug', le tapota affectueusement.

- Moi, je suis obligé de tricher pour faire « comme si ». Un aug'. Un vulgaire augmentateur visuel pour voir plus loin que cette routine de merde. Ça me change les idées. Imagine si j'avais tes yeux...

- Vous êtes biens tous les mêmes, les réparateurs : tous barrés, et tous accrocs à la technologie.

- On se demande bien pourquoi... Cigarette ?

Il me tendit son paquet. J'avais horreur des menthols, mais j'acceptais. Mon paquet avait pris l'eau.

- Merci.

- Pour ton check-up, j'espère que t'as rien de prévu dans l'après-midi.

Il avait les yeux collés à ses écrans. Des lignes de code et des scanners défilaient à grande vitesse.

- Pourquoi ?

- Il y a eu de la casse. Compte deux à trois heures pour tout remettre en état.

- Et merde...

- Allez, pleure pas... Je peux te mettre un joli film si tu veux. Comme chez le doc...

Je ne pus m'empêcher de sourire.

- T'es vraiment un gars bien Febus, tu le sais ?

- Attends de voir la facture, tu vas moins m'aimer...

Et nous partions à rire pour de bon, tous les deux, comme deux gosses. 

Alter EgoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant