Partie V

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La japonaise avait cette façon étrange de déambuler qui intrigua sans interruption le regard de la coréenne. Cette façon particulière qu'elle voulait imiter. Cette façon qu'elle n'arriverait jamais à posséder tout simplement parce que c'était ce que la liberté donnait sans reprendre.

Ce que le parti prenait sans partager.

Cette journaliste se mouvait délicatement et surtout sans empressement battant dans ses artères. Comme un orage en préparation, quelque chose de destructeur mais de beau à la fois dont on ne pouvait s'arrêter de contempler à la dérobée.

Le claquement presque imperceptible des talons de l'inquisitrice sur le goudron plat sembla réveiller Chaeyoung

Serait-ce déjà l'heure d'affronter le démon extérieur ?

La journaliste, accompagnée de sa fidèle caméra, se stoppa nette devant sa guide.

L'objectif s'était posé sur le visage symétrique de la jeune étudiante, le documentaire prenait un tout autre tournant que Mina ne se refusait pas de décrypter. Pourquoi vouloir détourner le regard d'une œuvre d'art si différente ?

Elle baissa lentement sa caméra, sûre d'avoir suffisamment d'images de leur nouvelle rencontre devant cet immense bâtiment tout de gris, et elle retira une mèche volage de devant son œil droit d'un geste habile qui déconcerta la guide.

Chaeyoung resta interdite un petit moment.

Jamais elle ne s'était retrouvée seule ainsi. Personne pour l'observer du coin de l'œil, personne pour lui murmurer des mesures de sécurité, personne pour la scruter comme si elle était une bête de foire. Juste une étrangère mesquine. Une étrangère si mesquine qu'avec l'aide d'un regard doux, elle agrippa chaque partie du visage de la coréenne. Comme un otage piégé. Il n'y avait bien que la statue stoïque du père pour déchiffrer le vrai du faux.

Elles se contemplèrent encore, le temps n'étant plus ce problème inconscient. Comme si l'ordre d'un ballet qui allait bientôt sonner le glas d'un désespoir ne les harponnait pas déjà.

Elles se contemplèrent, l'une avec un effarement qu'elle aurait préféré ne jamais côtoyer et l'autre, avec une simple curiosité malicieuse.

Chaeyoung voyait ces joues rougies lui indiquant que la japonaise avait peut-être couru avant d'apparaître au bout de la rue. Les quelques fines veines éclatées dans le blanc de ses yeux lui indiquait que, peut-être, elle n'avait pas bien dormit. La coréenne s'étonna à se demander ce qui avait bien pu gêner ainsi la journaliste.

Mina possédaient ces yeux un peu plus vitreux que lors de leur première entrevue. Cependant, la lumière du soleil décidant enfin de pointer le bout de son nez les rendait indéchiffrables, cryptés.

Chaeyoung remarqua de nouveau ce grain de beauté et s'en voulut.

Elle ne devait pas.

Mais comment empêcher ses pupilles d'observer avec un intérêt étrange les mains fines et tellement frêles qui enserraient la caméra. Elles s'y accrochaient comme à une bouée. Comment s'empêcher de dévorer ce qui nous était tant défendu ?

La statue s'insurgea mentalement.

Chaeyoung ne comprit pas vraiment pourquoi elles continuaient de se fixer ainsi. Cela ne la dérangeait pas. Si on lui en avait donné le droit, elle serait restée dans cette bulle une éternité. Un temps infini, suffisant pour décrypter ce regard différent. Mais elle ne comprenait pas pourquoi. Pourquoi cela ne la dérangeait pas de juste observer la japonaise ?

Chaeyoung - se le cachant du mieux qu'elle pouvait - aima le fait de juste pouvoir s'observer sans forcément avoir besoin de combler le vide par une discussion quelconque. Elle aima un détail parmi tant d'autres.

S'incliner pour enfin la saluer fut sa première erreur et la statue voulu sortir de ses gonds.

S'insurger haut et fort.

« Bonjour »

Elle resta la tête baissée sur ses chaussures, une bonne dizaine de secondes, avant d'oser retrouver le désarroi que lui provoquait un simple contact visuel.

L'insondable la frappa encore.

Ce fut au tour de l'étrangère de s'incliner respectueusement. Chaeyoung nota qu'elle trouvait ses cheveux lisses beaux.

« Que vas-tu me faire découvrir aujourd'hui ? »

La coréenne sortit de ses songes et fronça les sourcils. Qu'est-ce que... ?

« Tu es ma guide, tu as dû prévoir quelque chose à voir, n'est-ce pas ? » la malice des yeux de la journaliste la fit rougir et Chaeyoung baissa le regard.

Elle comprit enfin la signification de ces mots.

Elle n'avait pas honte de dire qu'elle était douée en japonais. Même très douée, mais jamais, non, jamais, elle n'avait parlé cette langue en compagnie d'une autre personne. Enfin, jamais avec une personne native de cette contrée si lointaine à ses yeux.

Elle déglutit maladroitement et afficha un sourire.

« L'emploi du temps, Chaeyoung se passa une main dans le cou pour reprendre contenance. Il est noté sur l'emploi du temps que nous devons voir un ballet. »

La journaliste ne répondit pas et préféra admirer la gêne apparente de sa voisine.

Elle avait quelque chose de particulier dans la voix. Quelque-chose de... rassurant, peut-être bien.

« Tu ne devrais pas être aussi gênée en ma présence, finit-elle par dire, un sourcil relevé. Tu te débrouilles très bien en japonais, je dois m'avouer impressionnée d'ailleurs. »

Chaeyoung ouvrit la bouche par instinct. Comment avait-elle discerné avec une telle aisance son mal-être ?

Mais, alors que la coréenne allait lui poser la question, une voix grave résonna dans leur dos et elles pivotèrent le visage d'un même mouvement.

Comme si on venait de les tirer d'une rêverie.

« Veuillez m'excuser pour le retard, lança un homme d'une quarantaine d'années. Je discutais avec le metteur en scène. »

Chaeyoung vit sa main crispée contre la poignée lorsqu'il croisa son regard. Elle baissa les yeux, prise sur un fait dont elle ne connaissait même pas le nom.

« Vous pouvez me suivre, je vais vous y amener. »

Cela sonna plus comme un ordre qu'un accueil et Chaeyoung n'attendit pas de voir si la nippone la suivait.

Sa maigre responsabilité de guide lui pesa encore un peu plus lourd sur les épaules : on lui avait assigné un adulte pour l'aider.

Et en plus de cette surveillance, elle sentit une intrusion suspicieuse se faufiler dans son cœur. Elle se demanda ce que c'était tandis que dans son dos, la journaliste la filma, un petit sourire timide en coin.

Tous les regards accrochés au mur se retournèrent sur leur passage.

Pourquoi la destruction avait-elle si bon goût ?

And there was no one leftOù les histoires vivent. Découvrez maintenant