Cerise

- carambolage de souvenirs -

To let myself go - The Avener

Je cligne des yeux à plusieurs reprises. Mon esprit brumeux ne parvient pas à faire le tri parmi les informations soudaines. Je connais ce garçon, je le sais. Je bégaie :

- C'est juste Mia maintenant. Sur ma carte d'identité aussi. Ça fait une éternité que plus personne ne m'appelle comme ça, ...

Ce regard si doux qui semble décoder mon âme. Ces mèches rebelles qui retombent sur son visage. Ce sourire espiègle, sincère.

- Keon ? Mais qu'est-ce que tu fais ici ? Enfin, ce n'est pas que je n'ai pas envie de voir, je suis juste surprise, ça fait si longtemps que tu es parti et c'est surprenant, tu avais disparu du paysage et, oh mon dieu, je parle beaucoup trop ...

Il sourit. Je me souviens du petit garçon qui chahutait au fond de la classe. Des sourires qu'il me lançait quand il se faisait prendre par les professeurs. Je savais que ce n'était qu'une façade. Qu'il souffrait des disputes incessantes de ses parents. Parce que c'était moi qui le consolais sur le chemin du retour. Il habitait l'étage du dessous. Il venait goûter chez moi. Il venait faire ses devoirs chez moi. Nous nous appréciions silencieusement. Il avait déménagé : sa mère l'avait emmené comme butin dans la séparation des biens conjugaux.

- Je ne tiens pas très bien l'alcool alors j'ai tendance à être bavarde, expliqué-je piteusement.

Je prends conscience que trois paires d'yeux sont posées sur moi. Le sourire aux lèvres, Keon se tourne vers ses amis.

- Les gars, c'est Noemia, la fille du collège.

- C'est juste Mia, répété-je en leur faisant un petit signe de la main.

La fille du collège. Deux garçons attablés et la fille au regard compatissant me saluent. Un sentiment de malaise me submerge. Que faire ? J'ai plus ou moins gardé contact avec les amis de longue date, il est le seul que j'ai effacé de mon existence. Je remets maladroitement mon serre-tête en place.

- Tu partais ? Je te raccompagne ?

Je détaille Keon. Sa question me prend au dépourvu. Je dois avoir des allures d'hallucinée complètement soûle. Je trébuche sur mes mots.

- Euh, je ...

Je me râcle la gorge et Keon me regarde toujours, un sourcil narquois haussé.

- J'allais rentrer à pied, mais je veux bien partager le trottoir, si tu veux faire un bout de chemin avec moi.

Il rit doucement, salue ses amis en sortant un peu de monnaie de sa poche et me fait un petit signe de tête. Un peu précipité, alors que tu n'as pas vu depuis une dizaine d'années, quand même. Mais la tequila m'empêche de penser posément. Je le suis. Quelques personnes éméchées sortent des bars alentours. Nous marchons en silence, comme au bon vieux temps, perdus dans nos pensées.

- J'ai oublié de payer la consommation que j'ai renversée toute à l'heure ! m'écrié-je.

Je pile et fouille dans mon sac à la recherche de mon portefeuille. Keon m'arrête, la main sur mon poignet. Je lève la tête et croise son regard malicieux.

- C'était mon verre et j'avais fini de toute façon. Ne t'inquiète pas, c'est déjà réglé, dit-il d'un air détaché.

Je me mords la lèvre, mortifiée.

- Je suis vraiment désolée d'avoir gâché ta soirée. Ne te sens pas obligé de raccompagner la pauvre fille du collège un peu soûle, m'excusé-je.