Destin cruel

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        C'est un cauchemar qui me réveille. Encore et toujours. Toujours avec la même fillette, mais pas la même mort. Oh que non. Cette fois c'était le feu. Elle était attachée à une pièce bien trop sombre pour que je la reconnaisse, lorsque le feu l'a consumé. J'ai vu son visage innocent brûler en une expression de terreur, ses joues fondre comme de la cire, puis après plus rien. Juste des cendre, de la vulgaire poussière. 
Je suis donc sur le matelas, juste à côté de Leila, les pieds mélangés avec ceux de mes meilleures amies, le visage haletant et les cheveux emmêlés et collés à mon front. Je me lève doucement pour aller prendre une douche et me débarrasser de cette transpiration. 
Lorsque je suis lavée et habillée, je descends en bas pour préparer le petit-déjeuner, mais je tombe sur les filles, déjà à table, en train de se servir du jus d'orange, avec mon père qui prépare les pain grillés. 
- Je vous ai réveillés ? je demande en m'asseyant à côté d'Emilie.
- Oui, mais heureusement, me répond Leila en se passant une main dans ses cheveux blonds. Sinon on aurait pu dormir jusqu'à quinze heures.
- Alors qu'on doit partir à dix-huit heures, complète Nath.
- Et faire les boutiques, renchérit Emilie en lavant ses lunettes avec le pli de son t-shirt. 
Je remplis mon bol de céréales, en haussant les sourcils.
- Vous risquez d'être déçues, les filles. Ces magasins-ci sont loin d'être aussi bien que ceux de la ville, je les préviens. 
Leila hausse les épaules, ce qui me surprend. D'habitude, elle aurait sorti un truc du genre "tu n'as pas intérêt à nous faire perdre notre temps", ou "bienvenue chez les ploucs", accompagné d'un haussement de sourcil, bien entendu.  Mais là, elle n'en fait rien. J'ai l'impression qu'elle a décidé d'être agréable, pour une fois. Je ne m'en plains pas.

         Avant midi, lorsque Nath a essayé des tonnes de maquillages qu'elle avaient apportés, Leila tombe sur l'entrée de la cave alors qu'elle sortait des toilettes. Elle se tourne vers moi, poing sur les hanches et regard inquisiteur. 
- Ce n'est rien d'intéressant, je lui dis en devinant ses pensées.
Elle rejette sa chevelure en arrière, un sourire flottant sur ses lèvres maquillées.
- Ça, j'en jugerais quand j'aurais vu ce qu'il y a là dedans, conclut-elle.
J'essaye de la dissuader, en vain. Lorsque que cette fille là a quelque chose dans le crâne, impossible de lui retirer. Ce n'est pas faute d'avoir essayé. 
- Mon père ne veut pas, je tente.
- Oh Anna, je t'en prie, quand est-ce que tu vas arrêter de toujours vouloir jouer la petite fille modèle ? dit-elle ne me jaugeant de ses grands yeux cruels. On sait toutes que ce n'est qu'un rôle.
Je sens mes joues s'empourprer violemment. Encore un de ces pics, qu'elle me plante en plein cœur. 
- Il faut une clé, de toute façon, je me défends d'une petite voix faiblarde. 
- Dis moi où elle est, m'ordonne-t-elle en souriant, comme-ci c'était la plus gentille de tout l'univers.
Emilie tente d'intervenir.
- Ecoute Leila, si Anna ne veut pas, on ne va pas la for...
- Vous m'ennuyez, la coupe Leila sous les acquiescements de Nath, qui la soutient toujours. 
J'aimerais que mon père intervienne, qu'il me sorte de là, mais évidemment, il est parti chez le coiffeur. Et ma mère qui est toujours chez son amie Martine. Parfois, je me demande vraiment s'ils font exprès de disparaître quand j'ai besoin d'eux. 
Finalement, après des tentatives désespérées, Leila finit par trouver la clé que je rangeais toujours au même endroit après mes explorations nocturnes. Je ne veux pas qu'elle y entre. Ce qu'il y a là dedans est mon secret. Ce sont toutes les affaires qui me fascinent et m'intriguent. Je ne veux pas partager ça. Pas avec elle. Alors je tente ma dernière chance avant qu'elle n'ouvre la porte:
- On va être en retard aux magasins si on entre. C'est soit les toiles d'araignées, soit les magasins. Il faut choisir.
Leila semble troublée, vexée qu'elle n'est pas le dernier mot à dire. Mais je vois son regard fondre lorsque je prononce le mot magasin.
- Vite, vite, on y va, s'exclame-t-elle. Je ne veux pas louper des éventuelles perles rares, dépêchez-vous les filles ! nous houspille-t-elle en agitant les mains alors que c'est elle qui nous  retardé. 
       Je repose en souriant la clé de la cave, et je referme la porte derrière moi.

       Une fois en ville, nous marchons en nous demandant par quoi commencer, lorsque mon sang se fige. En face de nous, à quelques mètres à peine, se tiennent Sam et Claire, main dans la main. Oh. Il ne faut pas qu'on les croise. Il ne faut pas que Leila lance une vacherie à leur sujets. Tout sauf ça. Mais aujourd'hui n'a pas l'air d'être mon jour de chance. Alors que nous les dépassons, je sens la voix dégoûtée de Leila à mon oreille, assez forte pour que mes autres amies nous entende.
- Pff... Elles ne se cachent même pas, c'est répugnant. Puis regardez moi cette nana, là, on dirait qu'elle sort de la foire aux monstres... vorace-t-elle en regardant Sam d'un œil indigné.
Mon cœur fait un bond. La ferme, je pense. Je t'en prie, tais toi. Mais forcément, le destin ne m'épargnera pas cette fois.
- Excuse-moi, tu peux répéter ? lance Sam en se retournant vers Leila.
Les deux amoureuses me voient, et leur regard exprime la confusion la plus totale.
- Anna ? Tu connais cette pétasse ? m'interroge Sam.
Leila étouffe un hoquet de stupeur. Elle ouvre deux grands yeux indignés, la bouche grande ouverte.
- Moi je suis une pétasse ? Moi je suis une pétasse ? Tu ne t'es pas bien regardé, ma pauvre fille.
Je suis dans un cauchemar. Ce n'est pas possible. Réveillez moi, par pitié.
- Anna ? insiste Sam, ignorant la réplique de Leila.
- Ce sont mes amies... j'articule la bouche pâteuse. 
- Ces meilleures amies, rectifie Nath le regard sévère. 
- Oui...
Sam et Claire me dévisagent, comme-ci elles n'en croyaient pas leurs oreilles. Et pourtant, c'est bien la vérité.
- Tu ne dis rien ? me sermonne Claire. Ces filles viennent de nous insulter. Nous aussi, on est tes amies, me rappelle-t-elle. 
- Vous mentez, intervient Leila. Anna ne traîne pas avec de vulgaires lesbiennes gothiques. Parce que c'est notre amie. Parce que elle vaut mieux que ça. Arrêtez de vous inventer une vie, ça devient pathétique, dit-elle de sa voix dure et cassante.
- Bien sûr que si, on ses amies, se défend Sam. Si vous êtes si proches que ça, elle aurait dû vous le dire. Mais peut-être qu'elle n'a pas osé, vu les filles méprisantes que vous êtes. 
      Leila pousse un '"oh" révolté, tandis que Claire se tourne vers moi.
- Dis leur, toi, qu'on est tes amies.
Mais ma voix reste bloquée. Impossible de murmurer quoi que ce soit. Je me sens fondre tandis que Sam et Claire me dévisagent, le regard triste. Je les déçois. Je suis pathétique.
- Vous voyez, triomphe Leila. Allez viens Anna, on a des magasins à aller voir.
- Nous aussi on s'en va Claire, lance Sam le regard dur. On s'est trompées finalement, Anna n'est pas notre amie. Elle a fait son choix. On lui fait honte.
       Sur ces mots, elles se retournent vivement, et partent à grandes enjambées haineuses. 
       J'ai tout gâché.




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