Fête foraine

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       Assise devant mon bol de céréales, je les contemple flotter à la surface, devenant molles et immangeables. Je suis bien trop crevée pour avaler quoi que ce soit ce matin. A la télé, un énième épisode de Friends  de Netflix peuple de ses rires le salon. D'habitude, je rirais seule moi aussi comme un cinglée, bien que j'ai vu toutes les saisons un dizaine de fois chacune. Mais ce matin, mon cerveau reste bloqué sur le cauchemar que j'ai fait cette nuit. Impossible de m'y détacher. C'était encore cette fillette. Empoisonnée. Elle crachait du sang et une substance indéchiffrable, mousseuse et blanche. Elle a fini étendue sur le sol, les yeux encore ouverts. Je sais très bien que ce n'est pas "normal" de faire ce genre de rêves la nuit. Encore moins du même genre, à répétition. Mais j'ai l'impression que cette fillette veut me dire quelque chose. Au début, j'ai cru qu'elle était morte noyée, mais ces morts différentes chaque nuit me prouve le contraire. Elle vivait ici. Est-elle encore vivante à l'heure qu'il est ? Non, j'en suis quasiment sûre. Je ne sais qu'une chose d'elle. Son prénom débutait par un "L". Mais cela peut être tellement de combinaisons différentes, et sans nom de famille, ça ne mènera nul part.  Et il m'est impossible de faire une recherche informatique sur un quelconque meurtre car je suis privée de toute chose liée à Internet, à cause du "léger accrochage" que j'ai eu avec la fille, hier. Et oui, mes parents ont fini par l'apprendre. En même temps, difficile de passer inaperçu avec un visage gonflé comme-ci je m'étais fait coursée par une essaim d'abeille mutantes, qui ont fini par me rattraper. Enfin bref, je suis certaine que cette petite fille mystère s'est fait assassinée. De quelle manière ? Par qui ? Ou par quoi ? Où ? Quand ? Toutes ces questions restent sans réponse. Je m'apprête à chasser toutes ces pensées de mon esprit lorsque ma mère entre dans le salon, un magazine à la main.
- Tu n'as pas encore commencé a manger ? Qu'est-ce que tu attends au juste ? Si tu te dépêches, je pourrais même te déposer en voiture au collège avant que je ne file au boulot. Allez, Anna, réveille toi, bon sang. Tu es dans le choux en ce moment.
Je me retiens de pouffer de rire en entendant une de ces expressions. Elle dit sans arrêt que c'est ce qui la sort du lot et la rend originale. Moi je pense juste que c'est ce que disent tous les parents à leur enfant. Enfin bref, rire ne me rendra pas plus vite mon portable, au contraire. En plus, quand ma mère est en colère, c'est un vrai pitbull enragé. Impossible de s'en sortir sans punitions. Au final, je finis par avaler mon bol en quelques secondes avant de monter dans la  voiture avec maman. Nous avons deux voitures. Celle de papa est plus grande, c'est pour ça que je préfère monter avec lui d'habitude, mais là, il est déjà parti, à mon grand regret. Maman met ses vieilles chansons pendant que je râle  car je n'ai aucune envie d'écouter Michel Sardou
Une fois arrivée au collège, Sam et Claire me prennent en embuscade juste avant l'entrée. Elles me tiennent chacune par le bras, les yeux suppliants.
-Qu'est-ce que vous mijotez toutes les deux ? je leur demande, méfiante.
- Rien rien... Enfin si, je vais être cash, me prévient Sam.
- Ce n'est pas comme-ci tu le faisais à chaque fois, hein, je la taquine.
Elle me fait signe de me taire, impatiente. J'ai envie d'éclater de rire mais Sam reprend:
- On sèche les cours.
- HEIN ? je m'exclame avant que Claire ne me plaque sa main sur la bouche.
- Chut ! Tais toi ! C'est pour aller à la fête foraine, c'est à une demi-heure d'ici. Si on part maintenant, on aura le temps d'en profiter quelques heures, alors vite !
          Sans même attendre ma réponse ( qui aurait été: vous êtes tarés ), elles m'entraînent vers le parking en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Je me retrouve vite assise derrière Sam, me cramponnant à elle en partageant sa selle. Elles pédalent à vive allure, et j'avoue, que je regrette de ne jamais porter de casque. Le trajet est finalement moins long à quoi je m'attendais, nous arrivons vite à la fête foraine dont l'odeur me donne l'eau à la bouche. Les filles attachent leur vélo en souriant, ravies d'être ici.
- Je vais me faire tuer, je me lamente en regardant le grand 8 d'un air ahuri. 
- Tu n'avais qu'à refuser, me glisse Sam en m'attrapant par  le bras, comme ci j'étais une dangereuse criminelle. 
Je m'esclaffe bruyamment en ouvrant de grands yeux.
- Ce n'est pas comme ci j'avais eu le choix, je rétorque.
- On a toujours le choix, intervient Claire.
Je m'apprête à répliquer que c'est complètement stupide comme phrase, mais les filles se mettent à courir vers le grand 8 en piaillant comme des gamines à qui on offrait des bonbons. Malgré les remords qui me submergent par rapport à mes parents, je me  laisse aller à l'euphorie de la situation. Je ne sais pas si c'est à cause de l'odeur de la barbe à papa et des pommes d'amour qui flottent au dessus de nos têtes, mais je me retrouve vite aussi excitées qu'elles. Nous nous retrouvons rapidement assises toutes les trois dans un des wagons du grand 8. L'adrénaline pulse dans mes veines et mes mains deviennent moites tandis qu'elles s'agrippent à la barre de fer. Alors que le wagon commence à bouger dangereusement, Sam nous lance d'un air théâtral et excité :
- Ne vomissez pas, hein. Moi je ne me ramasse pas du vomi dans la gueule, c'est mort.
J'éclate de rire mais c'est pour combler le stress qui grandit au creux de mon ventre. Ça y est, le wagon est lancé à pleine vitesse ! Je commence à crier et lève les bras pour sentir le vent dans mes cheveux. J'entends à peine les jurements de Claire dans mes oreilles lorsque qu'on arrive au looping. Je ne peux pas m'empêcher de fermer les yeux, et tout d'un coup, je sens de l'air passer sur mon visage, et tout revient à la normale. Le wagon finit par s'arrêter en crissant, et nous sortons, les filles et moi, encore un peu tremblantes. Mon cœur finit par se calmer.
- C'était... ouf, je finis par dire.
- Complètement ouf, complète Claire
- Un truc de dingue, renchérit Sam.
Nous éclatons de rire, et courons en nous tenant par la main aux attractions suivantes, le cœur prêt à exploser de bonheur. Nous défilons au train fantôme, dont les hurlements de Claire ont peuplé le manège ; au jeu où nous sommes dans des bulles sur l'eau ; et à des tas d'autres attractions plus déjantées les unes que les autres. Nous finissons par craquer pour une énorme barbe à papa que nous partageons, les doigts collants et sucrés.
Enfin, nous entrons dans le palais des glaces. Je glousse devant mon corps déformé et nous nous séparons, les filles et moi. J'avance les mains devant, mais cela ne m'empêche pas de me cogner quelques fois.
Je m'apprête à emprunter un énième chemin en avançant maladroitement lorsque mon cœur fait un bond. Une suée froide me coule le long du dos.
Elle est là.
La fillette.
Ce n'est pas moi que je vois dans le reflet du miroir, mais elle.
 Sa longue robe blanche est tâchée de sang.
 Ses yeux, deux billes noires, me transpercent.
Elle se retourne lentement, et je vois enfin la raison du sang sur sa robe.
Un couteau est planté dans son dos.
Les multiples miroirs autours reproduisent l'image.
Je hurle.




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