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En réalité, Eva n'avait mis les pieds à l'Absinthe que par deux fois dans sa vie.

La première peu de temps après son arrivée à bord, curieuse comme tous les autres. Elle s'était amusée, émerveillée par l'aspect grandiose du lieu, mais n'avait pas eu le droit de toucher aux produits à base d'élixir à cause de son jeune âge.

La deuxième fois, ce fut lorsqu'elle avait atteint la majorité. Eva avait passé une heure maximum dans le night-club et en était ressortie abasourdie. La musique qui semblait vous broyer le cœur à chaque percussion, la foule électrique, transpirante et désabusée, les boissons aux allures dangereuses qui rendaient les gens insondables, tout cela l'avait fait fuir.

Eva ne voulait pas toucher à l'élixir ou à ses dérivés.

Pourtant, n'importe qui dans l'Oasis pouvait vous en vanter les mérites, des plus évidents, comme celui de vous permettre d'échapper à la réalité, au plus incongrus, comme la rumeur qui voulait qu'au bout d'un certain stade d'assimilation, vous puissiez modifier la réalité à votre guise.

Tout cela n'était pas pour Eva. Perdre le contrôle de soi, c'était inenvisageable. Peu importe qu'on lui promette des mondes fabuleux, des expériences sensorielles impossibles à concevoir. Qu'importe que dans ce monde-là elle puisse courir à l'infini.

Elle était bien ancrée les pieds sur la station, elle ne le savait que trop.

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Eva s'habilla sans trop faire d'efforts, et pourtant au prix de nombreux efforts tant son corps voulait la garder clouée au plancher. Ses membres la tiraient vers le sol, tandis que son squelette semblait vouloir s'en détacher.

Ça tiraillait de partout.

Tout le temps.

Bobby vint chercher Eva après la fin de son service, dans une tenue frivole qui changeait de son habituelle salopette. Eva avait tout juste eu la force d'enfiler une combinaison moulante grise et ce qui ressemblait le moins à des chaussures de course dans sa garde-robe.

Elles se rendirent ensemble jusqu'au centre de la station, accompagnées par tout un flot de promeneurs excités qui se dirigeaient tous dans la même direction qu'elles.

L'Absinthe était ouverte jour et nuit, mais c'était quand les lumières artificielles diminuaient pour simuler un rythme circadien qu'elle attirait le plus de monde.

Sur le chemin, quelques personnes semblèrent reconnaître Eva, sans doute des amateurs de course, et ils lui lancèrent des regards en coin désagréables pour la jeune femme.

Elle commença déjà à regretter cette sortie.

En entrant dans l'Absinthe, Eva se rappela ce qui l'avait émerveillée la première fois.

Le night-club se répartissait sur des centaines de mètres carrés, de la plus grande salle de discothèque qui répondait au doux nom de Délirium, aux plus confidentielles des petites alcôves où la pénombre dissimulait de sombres activités, en passant par l'immense piscine Waterpia. Le sas d'entrée, recouvert du sol au plafond d'une myriade de mosaïques multicolores, vous plongeait tout droit dans le Délirium après avoir franchi de splendides arcades sculptées.

Le plafond en voûte de la salle aux dimensions colossales était décoré de protubérances géométriques éclairées de néons fluorescents. De longues étoffes tendues traversaient le Délirium de long en large, formant une sorte de cocon nuageux au-dessus des danseurs infatigables et diffusant la lumière des néons de toute leur palette de couleurs vives.

Une armée de rayons lumineux disposée dans chaque recoin de la salle s'ajoutait à la fête dans un ballet si bien orchestré qu'il semblait répondre à chaque sollicitation de la musique assourdissante.

Après avoir ingurgité avec hâte le shooter de bienvenue offert à l'entrée (ainsi que celui d'Eva), Bobby s'empressa de rejoindre la piste de danse en descendant le double escalier monumental qui la desservait.

Déjà, Eva s'attardait moins sur la décoration fabuleuse du lieu que sur le rythme effréné qui martelait sa poitrine et ses tympans. Le sang que son cœur pompait et relâchait dans ses veines lui donnait le tournis. Bobby usa de signes pour lui faire comprendre qu'elle voulait danser, et Eva l'observa un instant secouer ses hanches et ses épaules avec sensualité sur les rythmes affolants de l'Absinthe.

Parmi la foule de danseurs et de fêtards, elle repéra rapidement un petit groupe installé dans un coin VIP qui attirait la curiosité des visiteurs. Elle reconnut les visages et les silhouettes athlétiques des membres des Atomic Run.

Pendant les compétitions, les coureurs n'étaient pas autorisés à consommer de l'élixir, et les entraîneurs ne recommandaient d'ailleurs jamais son utilisation, mais dès qu'ils le pouvaient, nombreux s'adonnaient à ce plaisir coupable. Eva regretta un instant ses collègues Fairies si consciencieuses concernant l'entretien de leurs corps et de leurs performances. Elles seraient bien choquées de voir Eva dans un tel endroit...

Après ce qui devait être deux morceaux de musique distincts, bien qu'Eva ne sut pas leur trouver de différence, elle partit poser son corps déjà épuisé près d'un bar.

Elle alla s'installer au plus éloigné de la piste de danse et des carrés VIP, là où les sons lui semblèrent moins étourdissants. Lorsqu'elle put enfin s'asseoir, le poids de ses membres au repos lui sembla à peine plus supportable.

Eva étudia la carte des boissons et arrêta son choix sur le premier cocktail qui ne contenait pas d'élixir.

— Un Rainbow, s'il vous plaît.

Le serveur s'affaira un moment puis lui rapporta un verre allongé rempli d'une substance laiteuse et pailletée, qui passa par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel à plusieurs reprises.

Puis, alors qu'Eva n'avait pas encore touché à son verre, il lui en ramena un autre. Celui-ci était plat et carré, un simple glaçon fumant déposé en équilibre à l'aide d'un pic.

— Je n'ai pas commandé ça.

— C'est le monsieur là-bas qui vous l'offre.

Wonderwall [nouvelle SF]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant