Chapitre 2.3

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Le souvenir lourd et pesant de la terrible réalité qui emporta ses parents revint brutalement à la mémoire d'Iseult. Jamais elle n'avait pu ressembler à sa mère. Elle était partie trop tôt. Au fond, la jeune fille pensait que la cause en était peut-être pour quelque chose si elle-même n'arrivait pas à se comprendre. Combien elle aurait voulu se sentir à la fois aimée et comprise. Avoir une mère c'était la seule et unique protection recherchée depuis que l'on est enfant.

Tout à coup, Iseult sentit combien elle comprenait Alix. Elle vivait seule à Burgos et ses parents l'avaient quittée pour s'établir dans un autre pays. Il était facile de comprendre la solitude profonde et la douleur poignante d'être laissée de côté car Alix n'avait jamais désiré être seule dans sa vie. Depuis toujours elle avait vécu avec Willy, Jane et Guillaume mais depuis que tout avait changé autour d'elle, tout avait changé en elle. La seule chose qui demeurait était Castille, son royaume. Même la demeure de Burgos se laissait dépouiller de sa jeunesse pour n'accueillir en ses murs plus personne. Le problème pour Alix était de savoir à qui reviendrait la maison si jamais elle n'avait d'enfants et si Willy n'en voudrait pas. Elle avait encore du temps avant d'y penser et pour elle, sa plus grande joie était de pouvoir venir à Soria comme ce soir-là, oubliant une partie de sa solitude. Amie de quelques connaissances d'Adriana et nouant certaines relations amicales avec les invités d'Angord, elle avait pleinement la liberté d'accepter les invitations qu'on lui proposait au château.

Iseult regarda la jeune femme, plongea ses yeux dans cette lueur sombre qui perlait au fond de ceux d'Alix. Elle voyait en elle tant de choses qui réveillaient ses sentiments éprouvés. Maintenant qu'elles s'étaient tues, la jeune fille sembla prendre conscience de tout. Alix laissait paraître sur les traits de son visage une expression d'une gaité douce et mesurée mais bien trop forcée. Iseult se rendait bien compte que la véritable terreur pour la jeune femme n'était rien d'autre que la solitude.

— Oh, il ne faut pas croire que je sois malheureuse au point de me plaindre, s'exclama Alix en riant, semblant deviner les préoccupations d'Iseult. Au contraire, poursuivit-elle, la demeure à Burgos est chaleureuse. Voyez-vous Iseult, je ne rêverais jamais vivre ailleurs que là-bas et les terres environnantes sont absolument magnifiques.

Iseult approuva en souriant tout en continuant de regarder avec attention l'expression de la jeune femme. Alix leva les yeux et promena son regard sur la petite pièce colorée par la lumière tiède du grand lustre et les tapisseries claires, puis s'arrêta un instant sur le tableau au-dessus de la cheminée avec une intensité qui lui laissa échapper un soupir.

— Le château est très beau, souffla-t-elle admirative alors que ses yeux noirs brillaient d'émotion.

Iseult hocha la tête silencieusement en portant elle aussi son regard sur la grande toile.

— Depuis combien de temps y vivez-vous ? s'enquit Alix sans détacher ses yeux du grand tableau.

— Cela va faire dix ans. Mon oncle y vit depuis longtemps déjà. Puis le jour où le terrible naufrage emporta mes parents, je suis partie vivre à Soria. Je n'avais que six ans...

La jeune fille se tut et baissa la tête bouleversée à nouveau comme à chaque fois que ce souvenir douloureux se penchait à ses lèvres. Depuis tout ce temps, le deuil n'avait jamais voulu passer, il resterait attaché à elle toute sa vie, elle le savait. Et ce qui la troublait c'était qu'au lieu d'avoir eu des images réelles à son esprit, c'étaient les pires idées effroyables qui venaient la hanter.
Iseult voyait avec horreur ce grand voilier à l'échelle humaine mais si petit pour la Terre, agité comme un roseau fragile sur les marais par les bourrasques de vent tempétueuses et chaotiques, déversant leur puissance fracassante sur le pays qui devient dévasté et finit par casser sous le poids d'une énergie incontrôlable. Le bateau aussi avait céder après avoir lutté sans force face aux intempéries spectaculaires de la nuit. Balancé de droite et de gauche par des vents houleux, mouillé par les immenses vagues qui le submergeait, il finit par se laisser enfoncer dans les profondeurs sombres, attiré comme une proie par son prédateur au fond du gouffre. Alors il disparut, se brisa, éclata de débris que l'on retrouva plus tard sur les côtes françaises alors que personne ne s'était douté et n'avait su que le paquebot la nuit dernière avait était si près du rivage. Aucun des passagers ne fut trouvé vivant après le drame. Ils étaient au moins une centaine à bord. On retrouva des corps inertes, mouillés, déchiquetés sur les rivages de plage, dans l'océan, sur les côtes, d'autres furent repêchés plus loin, certains encore avaient malheureusement disparu. C'était le cas du père d'Iseult dont la trace ne fut jamais retrouvée après d'infructueuses recherches. Quant à sa mère, on l'avait identifiée parmi les décombres sur la plage et son identité avait été confirmée lorsque l'on avait découvert sur elle les papiers portant le nom d'Elizabeth-Carreen Wikers.
Désormais, il sembla pour Iseult que l'orage grondât éternellement et que la nuit ne finisse jamais. Et malgré les années filantes et le temps qui la poussait à grandir, la jeune fille n'oubliait pas si facilement comme les autres. S'il fallait que les veuves portent le deuil plus de six mois sous le crêpe noir et la mélancolie ténébreuse, pour Iseult il lui aurait bien fallu toute une vie.

Les bâtisseurs d'empires (réécriture intégrale)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant