Chapitre 21

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  Voyager. Voyager. Elle se sent ballonnée, elle a l’estomac retourné. Cela fait plus d’une semaine qu’ils ont quitté le manoir Hodgkin. Une de plus presque qu’ils n’ont pas été tous les deux dans l’intimité d’un vrai couple.
Elle est fatiguée, torturée. Elle regarde le liquide chaud dans sa tasse en porcelaine. Une odeur de citron et de sucre s’en dégage. Elle lève les yeux sur Blissida qui fait la grimace dans le salon, assise sur le fauteuil à oreilles en velour beige. Elle sirote son thé en se tenant droite avec le port d’une reine. Elles écoutent toutes les deux leurs maris discuter alors que Léo évoque leur voyage dans le pays voisin.
Pete a appris le décès tragique de son ami par les journaux et demande au duc s’il sait ce qui s’est passé. Il jette un oeil à Drismalia, son regard est perdu, elle semble ne rien entendre, mais il sait qu’elle entend tout. Malheureusement il ne peut pas ignorer la question du roi. Il prend un air grave.
-Nous n’étions pas sur place, nous n’avons pas été invités car… Eagle me tenait rigueur d’avoir obtenu la main de Dris.
Blissida frémit en fronçant les sourcils, cette idée a l’air de lui déplaire. Léo ne lui prête aucune attention et continue:
-Nous sommes partis le lendemain et la nouvelle courait déjà les rues. Paraît-il que cela a été un massacre mené par des démons.
Dris se met à trembler et renverse quelques gouttes de sa boisson sur le parquet. Elle écarquille les yeux, pose sa tasse sur la table basse, se lève et lance:
-Excusez-moi.
Elle s’en va en courant et s’éclipse aux toilettes, le souffle court, le coeur affolé. Au salon le couple royal en reste perplexe, ne sachant comment réagir dans cette situation d’embarras. Léonard souffle en détachant ses yeux du coin de la pièce où la robe de la duchesse a disparu, laissant sur son passage cette odeur citronnée.
-C’était un très bon ami à elle, elle a été bouleversée par la nouvelle. Elle a vécu deux ans à ses côtés, le savoir mort a été un choc pour elle.
Pete hoche la tête, compréhensif.
-Restez autant de temps que vous le souhaiterez, vous avez votre chambre, vous êtes toujours les bienvenus ici. Je dirais même que votre présence m’a atrocement manqué.
Il laisse passer un court silence avant de reprendre, l'air plus grave:
-J'aurais du être présent... quelques affaires m'ont retenu ici et je n'ai pas pu aller au mariage... mais je me sens tellement désolé de ne pas avoir été là pour ses derniers instants... c'était aussi mon ami.
Léo hoche la tête.
-Mais, si vous aviez été là-bas... vous seriez peut-être mort vous aussi. La vie nous offre parfois des chances inespérée de rester auprès de ceux que l'on aime.
Blissida se râcle la gorge et s’impose dans la conversation:
-Excusez-moi mon roi mais, il me semble que la duchesse serait aussi bien chez elle, dans sa nouvelle ville… après un tel choc...
-Cela suffit Blissida!
Il tape du poing sur l’accoudoir de son propre fauteuil, assorti à celui de la reine, faisant sursauter celle-ci qui a un hoquet de surprise.
-Je ne voulais pas vous offenser… commence t-elle.
-Je décide de tout ici, ainsi que des invités que nous accueillons, s’ils veulent rester un mois, ou deux, ils resteront!
Léo déclare comme pour apaiser l’atmosphère :
-Nous ne resterons pas plus de deux semaines…
-C’est déjà trop, rétorque Blissida.
-Assez! s’exclame le roi en se levant.
Il gifle Blissida si fort que sa tasse tombe sur le sol et elle manque de tomber elle aussi. Il montre du doigt la porte par laquelle Dris s’est échappée.
-Allez-vous en, laissez nous seuls!
Elle se lève, deux de ses dames de compagnie s’approchent, prêtes à la suivre partout où elle ira. Elle rugit, pleine de colère:
-Ainsi, même la reine n’a plus le droit de participer aux affaires du roi? Je vous ai donné ce dont vous aviez besoin pour respecter mon devoir de femme. Je vous ai offert des fils, même plus qu’il n’en faut, et voilà comment vous me traitez en retour…
Le roi jette sa tasse de thé vide en direction du mur le plus proche. Elle s’y brise en éclats. Léo aperçoit un tressautement chez Blissida qui a déjà la joue rougie par la fureur de Pete. L’une des femmes pousse un cri mais Blissida ne bouge plus. Elle fini par tourner les talons dans un froissement de jupons et s’efface en sortant par l’ouverture qui mène aux couloirs.
Pete se rassied, prend une inspiration puis souffle tout l’air que peuvent contenir ses poumons.
-Pardonne-nous Léonard, tu n’es pas venu pour voir cela.
-Ce n’est rien, dit celui-ci.
-Ces derniers temps elle est devenue bien plus irritante. Elle ne tient jamais sa langue et elle refuse catégoriquement de coucher avec moi, elle dit que j’ai déjà trois fils et que cela est suffisant. Elle m’a dit qu’elle voulait des filles et qu’elle a l’impression de n’être faite que pour faire des mâles. Elle me contredit, discute de mes ordres et elle tente par tous les moyens de s’immiscer dans mes affaires. Plus le temps passe et plus je prends conscience qu’elle jouait un rôle à la cour, suivant les conseils méthodiques de sa défunte mère pour m’amadouer. Elle n’a rien de cette perle blonde que j’ai cru épouser.
Léo repose sa tasse, croise les jambes et joint les mains sur ses genoux.
-Je regrette Pete. j’aurai dû te le dire dès le premier jour. Tu sais que je peux savoir qui est bon et qui est mauvais. Mais dès la première rencontre avec la famille Keegan, il n’y a eu qu’une seule de leurs filles qui ait attiré mon attention.
-Quelle est leur relation? Demande t-il. J’ai toujours trouvé Blissida hautaine et désagréable, enfin… plus que d’habitude, avec sa soeur.
Léonard se mord la lèvre, regarde un instant la fenêtre, observant les arbres remués par le vent dehors.
-Blissida et ses parents, ainsi que leurs cousines, battaient Drismalia.
Le regard du roi se trouble un instant, il penche la tête sur le côté en fronçant les sourcils comme pour signifier son incompréhension.
-Battaient… murmure t-il pour peser les mots. Ma femme battait ta femme?
Le duc hoche la tête, plonge ses yeux bleus dans ceux du roi.
-Elle en a gardé des cicatrices, dans tous les sens du terme. Dris est forte, c’est la femme la plus robuste que j’ai pu rencontrer dans ma vie. Mais elle a aussi ses peurs et ses points faibles.
Le roi s’enfonce dans le velours de son fauteuil et passe une main sur son visage, lissant sa barbe qui a bien poussée, soufflant encore une fois profondément.
-Finalement, je n’ai pas vraiment épousé la meilleure des deux soeurs, n'est-ce pas?

Cela fait une semaine que les deux soeurs s’évitent et que les deux maris se rejoignent pour parler. Blissida ne parle plus à personne et Dris reste fermée, bien qu’elle ait désiré Léonard plusieurs fois déjà, et qu’entre eux le contact soit revenu, il n’arrive toujours pas à lui parler plus de quelques minutes sans qu’elle ne verse une larme. Les seuls moments où elle ne semble pas triste sont lorsqu’ils font l’amour et qu’ils se perdent dans leurs émotions communes. Elle se sent toujours aussi mal à l’aise mais de jour en jour elle reprend des couleurs.
Et voilà que ce matin elle se réveille nauséeuse, qu’elle se lève et court, la main couvrant sa bouche, jusqu’aux toilettes pour vomir. Elle ne recrache que du liquide incolore, son ventre la torture et elle est parcourue de bouffées de chaleur.
Léo entend les gémissements de sa femme, il ouvre les yeux et se précipite à la salle de bain. Il la trouve assise sur le sol, les jambes repliées sous elle, sa robe de nuit en coton humide de sueur. Elle lève les yeux sur lui et tend une main dans sa direction, il s’approche, la prend et l’aide à se lever.
-Dris, tu vas bien?
Elle acquiesce, elle est pâle et tremblante. Elle s’appuie à l’évier, fait couler de l’eau et se rince la bouche à plusieurs reprises avant de passer de l’eau sur son visage.
-Léo… murmure t-elle. Viens.
Elle le prend par la main et l’emmène dans la chambre, elle le fait s’asseoir sur le lit tout en gardant sa main dans la sienne. Il dit alors, perturbé par tout ce qu’elle ressent tout d’un coup:
-Ecoute Dris, je suis là, tu entends? Il faut absolument que tu t’en remettes ou je ne me le pardonnerais jamais… T’avoir laissée faire cet assassinat était probablement une erreur de ma part. Il est en train de te détruire et…
Elle pose un doigt sur ses lèvres.
-Chh… non.
Son coeur bat la chamade, ses yeux s’embuent de larmes et elle respire fort. Elle prend une inspiration puis murmure:
-Léo, je le sens en moi alors, ce que je vais te dire, tu dois le prendre au sérieux.
Il hoche la tête.
-Oui?
Elle sourit légèrement, se mord la lèvre. Il a très envie de l’embrasser et il commence à s’impatienter.
-Je suis enceinte.
Il écarquille les yeux et bégaye:
-P...pardon?
-Je suis enceinte. Je n’ai pas eu mes menstruations ce mois-ci… j’ai des nausées et je sens mon bas-ventre durcir un peu…
Il regarde dans le vide un instant, son coeur s’est mis à battre à un rythme effréné. Il contemple le visage de sa femme, ses lèvres pleines qui remuent sous ses paroles, ses yeux qui versent quelques larmes alors qu’elle sourit comme une enfant. “Je suis enceinte”. Elle l’a dit. Son coeur se serre, il tend une main vers son visage, se lève et la prend dans ses bras. Il caresse ses cheveux noirs ondulés, les respire, ses mains descendent ensuite le long de son dos et s’arrêtent au creux de ses reins. Il se met à genoux et presse son front contre son ventre, il murmure, assez fort pour qu’elle l’entende:
-Mon dieu Dris, tu portes notre enfant.
Elle passe ses mains dans ses cheveux en continuant de sourire, riant doucement.
-Oui Léo. Tu vas être père. Le père de mes enfants.
-Serai-je un bon père?
-Et moi? Serai-je une bonne mère?
Il se relève et prend son visage entre ses mains, il chuchote contre ses lèvres:
-Je crois que j’ai peur. Peur de ne pas être à la hauteur.
-Tu le seras, nous le serons Léo. Nous le chérirons. Tu vas encore devoir veiller sur moi, qu’il ne m’arrive rien. Tu sais comme j’attire les problèmes.
-Je t’aime, dit-il en pressant son front contre le sien.
-Je t’aime, répond-elle alors qu’il plonge son visage au creux de son cou, qu’il la mordille et l’embrasse.

Elle marche dans les couloirs, elle erre sans but précis. Elle sait que Léo est dans son bureau, le roi a tout laissé comme c’était avant qu’il ne parte pour Norring. Il lui a demandé de travailler sur un nouveau médicament car une maladie étrange se répend à Moslyn et Pete a promis au peuple un antidote. Elle ne va donc pas le déranger, elle sait que sa présence empêche le duc de travailler correctement.
Elle se promène donc en attendant. Dehors il pleut et il semblerait que ce temps perdure. Elle caresse son ventre de temps en temps, elle doit parfois courir aux toilettes à cause de ses nausées, mais l’après-midi est souvent plus tranquille, elle est heureuse et ne se plaint pas des petits désagréments.
Jusqu’à ce qu’elle rencontre sa soeur dans l’un des nombreux couloirs. Elle lui fait une brève révérence, la blonde s’arrête, imitée par ses suivantes alors que Dris continue sa route.
-Tu crois que cela suffit? Une révérence aussi pitoyable? Je suis une reine!
Dris se retourne et hausse un sourcil, étonnée que sa soeur soit encore plus susceptible que ce qu’elle connaissait d’elle.
Elle la détaille des pieds à la tête. Elle a bien une couronne incrustée de diamants dans les cheveux, une robe rouge et or avec bijoux assortis, mais dans ses yeux, elle voit toujours la même chose que quelques années plus tôt.
-Une reine? Moi je ne vois qu’une femme triste et désagréable.
Le visage de Blissida rougit, elle écarquille les yeux.
-Pardon?
-Voyons Blissida, les femmes de bonnes familles ne doivent pas crier ou parler plus fort qu’il ne le faut. Aurais-tu oublié les leçons de notre très chère mère?
La reine attrape ses jupons d’une main, court jusqu’à Drismalia et la gifle de l’autre main.
-Retire ce que tu viens de dire sale monstre! Hurle t-elle. Je sais ce que tu as fait! Alors ne joue pas avec moi!
La duchesse sourit d’un coin des lèvres et chuchote pour que ses mots échappent aux dames de compagnies de sa soeur:
-Si tu es si sûre de toi, comment oses-tu encore porter la main sur moi? Tu voudrais provoquer ma colère Blissida?
La peur traverse son regard, elle recule d’un pas et bégaye:
-Alors… c’est… c’est vraiment toi qui a fait tout ça?
-Je n’ai pas dit que c’était moi, mais tu sembles le penser en tous cas, alors si tu crois que je suis capable du pire envers les gens qui m’ont fait du mal, pourquoi est-ce que tu continues à me tourmenter?
Elle tente de cacher ses tremblements, elle murmure:
-C’était ta mère…
Dris secoue la tête fermement.
-Ma mère c’était Elise. Avec cette femme que tu appelles “mère” je n’avais que le lien du sang, aussi fragile que l’amour qu’elle portait à ses enfants. Avec ma domestique, c’était différent.
Blissida rugit en poussant un cri et se jette sur sa soeur, elle lui tire les cheveux, celle-ci réplique en lui enpoignant la gorge.
-Ne me touche pas!
-Tu es un monstre!
-Pas toi? Tu as battu ta propre soeur pendant des années et tu oses me traiter de monstre?
Elles tombent sur le sol, Drismalia s’agrippe à un tableau accroché au mur, le faisant pivoter dans sa chute. Elles roulent en se griffant et se giflant.
-Tu ne suivais jamais les leçons! N’écoutais pas les ordres! Et tu es devenue duchesse! Notre mère faisait ce qu’elle pouvait et ce qu’il fallait avec les enfants désobéissants!
Dris se retrouve au dessus d’elle, la vision trouble, elle s’écrie:
-Et Stephan? Le domestique que tu as payé pour qu’il me vole ma virginité? Tu savais que je n’y étais pour rien! Mais tu as menti! J’ai failli mourir sous leurs coups! C’est notre mère qui t’a appris à payer les services vulgaires?
-Mesdames, Majesté! s’exclame l’une des dames de Blissida. Arrêtez!
Blissida pousse Dris sur le côté.
-Si seulement tu avais pu mourir ce jour-là! La famille Keegan ne s’en porterait que mieux! Nous serions encore tous là aujourd’hui!
Elle se lève et s’apprête à donner un coup de pied dans son ventre mais Dris se recroqueville en hurlant:
-Non!
Le coup ne part pas. La reine se fait propulser contre le mur et Léo est là, contre elle, il lui crache:
-Vous semblez oublier que moi je suis là pour la protéger contre vous maintenant.
-Léo!
Dris se lève sur ses coudes, ses joues la brûlent à cause des gifles de sa soeur. L’une de ses manches est en lambeaux et ses cheveux noirs sont en désordre.
Malgré le regard que lui lance la reine, l’une des femmes se précipite vers la duchesse pour l’aider à se lever. Léonard relâche la soeur de Dris et les pieds de Blissida rejoignent le sol. Il rejoint sa femme, la prend par la taille et se penche à son oreille.
-Tu sais que tu dois faire attention pour le bébé.
-Je sais, pardon.
Elle baisse les yeux, elle se sent honteuse, comme une enfant que l’on vient de punir, il lui chuchote:
-Retourne dans ta chambre, le dîner va bientôt être servi et tu n’es plus vraiment présentable.
Il lui sourit tendrement, ce qui la rassure. Elle sent une pression de sa grande main sur ses reins pour l’inciter à partir, accompagnée d’un baiser sur sa tempe. Elle s’éloigne en vitesse, Léo change soudainement d’expression en reportant son attention sur la reine. Celle-ci frissonne en voyant que ses yeux s’obscurcissent.
-N’en avez-vous pas déjà assez fait dans sa jeunesse pour oser lever la main sur elle encore aujourd’hui?
-C’est une enfant mal élevée.
-C’est une femme blessée. Vous insinuez que l’éducation de vos parents était médiocre? Je vois que vous arrivez enfin à raisonner avec logique.
La reine rougit et baisse les yeux.
-Non! Elle ne les a simplement pas écoutés.
Le duc fait une moue déçue.
-Dommage. Vous croyez encore que vos parents avaient la meilleure méthode d’éducation.
-Mon rang le prouve. Je suis reine de titre, n’est-ce pas une preuve suffisante?
Elle affiche un sourire hautain, elle semble fière de sa répartie. Mais Léo ajoute en se penchant assez pour lui parler à l’oreille:
-Vous avez raison. Ce sont… pardon, c’étaient de bons professeurs en ce qui concerne le mensonge et la manipulation.
Elle ouvre la bouche, choquée, mais ne trouve rien à dire. Il s’en va, la laissant là, perdue dans ses propres émotions.

Le dîner est servi dans la grande salle. Pete est toujours assis à l’extrémité de la table, dans son siège matelassé avec son dossier plus haut que celui des autres. Blissida à sa gauche, Léo à sa droite, puis Dris, aux côtés de Léo. Le silence s’est installé et ce n’est qu’au service des plats chauds que le roi fini par briser le silence.
-Alors, où en est cet antidote Léo?
-Il touche à sa fin. Lorsque je rentrerai à Norring, je vous laisserais une recette pour que vous puissiez faire appel à d’autres chimistes au cas où la vingtaine de flacons que j’ai déjà faits ne suffise pas.
-C’est parfait!
Pete se tourne ensuite vers Drismalia et souriant, il ajoute:
-Madame, vous avez de la chance, avec un homme comme lui, vous êtes sûre de ne jamais tomber malade. Si un jour vous avez des enfants, vous n’aurez pas à vous inquiéter pour leur santé!
-Enfin, dit Blissida, heureusement pour leurs futurs enfants, ils auront au moins un père sur qui compter.
Cette réplique blesse Drismalia mais elle ne laisse rien paraître, elle lui sourit ironiquement. Sous la table, elle sent la pression de la main de Léo sur sa cuisse, il sourit et déclare, fier et heureux:
-D’ailleurs, il se trouve que Dris est enceinte.
Un sourire radieux naît sur le visage de Pete alors que la reine s’étouffe avec un morceau d’épinard.
-Comme c’est fantastique! Mes félicitations! s’exclame le roi. La grossesse ira à ravir à notre ravissante Drismalia.
-Merci, dit Dris en souriant et rougissant.
Toute l’attention est portée sur elle.
-Comment peux-tu le savoir? Marmonne Blissida. Ton ventre ne s’est même pas arrondi.
-Je le sais, je peux le sentir.
Les assiettes sont retirées, échangées avec des coupelles de fruits au sirop. L’été commence à peine mais les arbres donnent déjà de nombreux fruits.
Léo observe Dris qui déguste une fraise, les yeux clos comme pour mieux savourer. Puis elle cueille dans sa cuiller en argent une tranche d’abricot… d’abricot.
Il écarquille les yeux et se met à sourire bêtement, la duchesse le regarde et demande intriguée:
-Que se passe t-il? On dirait que vous venez de réaliser l’un de vos rêves.
Elle hausse un sourcil alors qu’il lui murmure à l’oreille:
-On en discutera ce soir, mais je crois que j’ai trouvé une solution pour… ta soeur, si tu vois ce que je veux dire.
Elle fait mine d’être étonnée puis éclate de rire pour que personne ne se doute de ce qu’il vient de lui souffler. Tout sera bientôt terminé.

-Alors, dis-moi.
Dris lui sourit alors qu’elle est en train de se faire retirer sa robe par une domestique. Léo désigne la porte à la jeune femme qui obéit immédiatement. Le duc s’occupe lui-même du laçage dans le dos de sa femme qui laisse glisser la lourde robe au sol. Elle enlève elle-même le corset et ses bas alors que Léonard retire sa chemise sans la déboutonner en la passant par dessus la tête.
-Cyanure, dit-il en observant Dris enfiler sa robe de nuit en coton.
-Cyanure? Répète t-elle en haussant un sourcil interrogateur.
-J’ai pensé à cette solution aujourd’hui, en observant une salade de fruits… je n’aurais jamais cru trouver la solution de cette manière.
-Quel est le rapport?
Elle s’assied sur le lit et le regarde retirer son pantalon tandis qu’elle se détache les cheveux.
-Dans l’abricot, il y a des amandes amères qui sont à l’origine du cyanure. Il faut en prendre une forte dose pour que l’effet soit immédiat. Je vais donc fabriquer un poison sur cette base. Je vais faire en sorte que quelques gouttes suffisent.
-Je vois. Tu es un démon, et je serais une empoisonneuse… elle baisse les yeux et passe une main sur son ventre. Faudra t-il lui dire qui nous sommes?
-Je pense que nos enfants auront le droit de le savoir, oui.
-Ne nous en voudront-ils pas d’être des assassins?
-S’ils connaissent toute l’histoire, ils sauront nous pardonner.
Il s’approche d’elle, se penche jusqu’à ce qu’elle soit obligée de s’allonger et, en se tenant au dessus d’elle, il lui souffle, les lèvres contre les siennes:
-Nous n’avons qu’à promettre ensemble et maintenant qu’après Blissida, nous ne commettrons plus de meurtres temps que notre famille ne sera pas en danger.
Il l’embrasse doucement, elle sourit, passe ses bras autour de son cou et l’attire contre elle, étouffée par son poids, elle répond dans son oreille:
-Oui, je promets.
Ils se perdent ensuite dans leurs baisers avant de s’unir l’un à l’autre. Léo a conscience que plus le temps passe, plus il devient humain. La part de démon en lui est en train de lui échapper, mais il ne regrette rien, il prend même plaisir à voir cette obscurité le quitter.

Pendant deux jours, il travaille sur le produit, la duchesse passe le voir quelques fois, assistant à ses expériences puis repartant se promener.
Le poison est prêt le deuxième soir, le départ du couple est dans seulement quatre jours et ils savent qu’ils doivent agir vite.
Le soir suivant, Dris porte sa robe rouge bordeau favorite, des gants en dentelle noire et un petit chapeau d’intérieur. L’orage tonne, le temps est désastreux, les bourrasques de vent secouent les arbres, les tordant et les secouant, noirs dans la nuit qui tombe plus tôt à cause des nuages sombres qui cachent le soleil. Elle se surprend à sourire en regardant à une fenêtre, c’est un temps parfait. Colère, pensées de vengeance, de désirs obscurs.
Tout comme la foudre, ce soir elle va frapper, se déchaîner contre sa soeur, mais elle, elle sera silencieuse, calme et ne laissera paraître aucun indice avant que sa soeur Blissida n’ait consommé ces quelques gouttes en même temps que ce vin qu’elle aime rouge.
Elle descend les marches de l’escalier en colimaçon qui conduit aux cuisines, observe les cuisiniers qui finalisent les assiettes, elle sourit à l’un d’entre eux qui lève la tête. Elle ne sait pas encore à quel moment elle devra agir mais elle va devoir se débrouiller et le faire ce soir.
La petite fiole de poison cachée dans son gant droit, le goulot minuscule coincé dans la dentelle avec un petit bouchon en verre qu’elle n’aura qu’à retirer le moment venu. Elle sort ensuite des cuisines et se dirige vers la salle à manger où l’attendent Léo et Pete.
-Encore en pleine conversation? Demande t-elle.
Le roi sourit et lui offre un baise-main.
-Je félicitais juste le duc pour son travail sur l’antidote, cela a été un succès.
Dris regarde Léo qui la fixe déjà du regard.
-J’en suis persuadée.
Les pas de la reine se font entendre, ses déplacements ne passent que très rarement inaperçu, elle aime toujours autant se faire remarquer.
Elle apparaît, accompagnée d’une seule demoiselle de compagnie cette fois-ci. Elle la fait disposer d’un geste de la main et se dirige vers la table.
-Je vois que je suis encore tenue à l’écart de vos échanges.
Son sourire frustré prouve à quel point cela la dérange que Drismalia soit acceptée dans ce cercle fermé.
-Ce soir nos fils vont manger avec nous, je leur ai promis que je les laisserais à notre table après leur cinq ans. Ils ne sont pas très dociles, il faut se charger de leur éducation dès maintenant si l’on veut que l’un d’eux soit un bon roi.
-Nous pourrions attendre que les invités soient partis. On ne va pas leur imposer la présence de ces deux petits monstres, s’inquiète Pete, l’air désespéré.
Blissida lève le menton.
-Vous avez insisté pour que je me charge de leur éducation au lieu de les laisser à l’une de vos gouvernantes comme beaucoup d’autres enfants de nobles. Alors si je dis qu’il faut absolument qu’ils partagent notre dîner, ils le feront et vous accepterez ou je ne réponds plus de rien.
Le roi se met à rire et informe le couple Hodgkin:
-En fait, pour tout vous dire, elle a tenu à ce que je licencie une partie de nos gouvernantes car j’avais couché avec elles. Nous n’avons plus qu’une gouvernante à peine plus jeune que le château, c’est la seule qu’elle accepte puisqu’elle sait que je n’y tremperais rien. Mais cette vieille femme est incapable de donner des leçons convenables aux enfants.
La reine ne répond pas alors que Dris glousse calmement. Blissida s’assied et frappe des mains, deux garçons tenus par la main par la vieille gouvernante en question entrent dans la pièce. Aussi indissociables que deux gouttes d’eau, les deux petits blonds ne font même pas mine de contenir leur énergie. Ils tirent sur les bras de la pauvre femme qui refuse de les lâcher et poussent des cris de mécontentement.
-Asseyez-vous, dit leur mère sur un ton sévère et en désignant les places à sa droite. Que l’on fasse apporter deux autres couverts, ordonne t-elle ensuite à un valet.
Le roi lève les yeux au ciel et s’assied en bout de table en observant sa progéniture avec un détachement certain. Drismalia se demande alors combien de fois il a bien pu les voir depuis qu’ils sont nés. De même pour leur mère qui n’a pas l’air de savoir comment s’y prendre.
Elle décide de prendre les choses en main, elle en attrape un qu’elle prend dans ses bras. Surpris, l’enfant la dévisage un instant.
-Je suis votre tante monstrueuse, je dois surveiller les enfants désobéissants et faire en sorte qu’ils écoutent les ordres de leur mère.
-Et les enfants qui n’écoutent pas, que leur faites-vous?
La duchesse sourit, assied le garçon sur une chaise et lui murmure à l’oreille:
-Je les transforme en images. De magnifiques tableaux qui ne peuvent plus bouger, ni jouer. Ils ne sont plus turbulents quand on leur demande d’être sages. Tu n’as pas vu tous les tableaux dans les couloirs?
Pete éclate de rire et le petit aussi, mais Blissida ne rit pas.
-Je n’ai pas besoin d’une aide aussi médiocre pour éduquer mes enfants.
Le repas est servi à tous, Dris, assise à gauche de Blissida, jette des regards à son époux comme pour lui demander quand il pensera que le moment sera le bon. Elle sait que c’est à elle de décider mais elle a peur de commettre une erreur, de faire le geste au mauvais moment, ou pire, de se faire remarquer.
-Si tu es vraiment enceinte, ton enfant arrivera en hiver si je ne me trompe pas. Tu n’as pas peur qu’il meure à une telle période de l’année à Norring?
-Blis… tente Pete.
-Non, ça va, Dris lui sourit puis se tourne vers sa soeur. Avec les conditions dans lesquelles j’ai grandi je suis toujours en vie, Léo, lui, est un enfant du nord. Avec des parents tels que nous, il ne pourra qu’être résistant.
Le duc lui offre un sourire tendre qu’elle lui rend. Blissida ne peut s’empêcher d’ajouter avec un sourire narquois:
-Tu sembles bien sûre de toi.
-J’ai mes raisons, ajoute Dris.
Blissida s’apprête à répondre lorsque l’un de ses fils se met à chahuter. Il saute de sa chaise et décide de courir jusqu’au couloir. L’attention de tous, même de Léonard se porte sur lui. Elle en profite pour passer à l’action. Elle débouchonne la fiole, toujours coincée dans son gant, et tend la main au dessus du verre de vin de sa soeur. Elle observe les quelques gouttes tomber dans un son délicat alors que sa soeur frappe dans ses mains en hurlant:
-Qu’une domestique aille chercher mon fils!
Une fois la fiole vidée, Dris ramène sa main sur la table et rebouchonne la fiole au cas où une dernière goutte voudrait s’échapper pour aller malencontreusement dans sa propre assiette.
Toute l’attention revient à table.
-De vrais sauvages, dit Pete en riant.
-Et cela vous fait rire? Le coupe la reine. Vos fils sont mal éduqués et cela vous amuse? Le royaume va un jour être entre les mains de l’un des deux et cela ne vous effraie pas?
Le second jumeau resté à table contemple son assiette avec un air triste. Dris se penche vers lui, s’approchant dangereusement de sa soeur qui les sépare.
-Un roi qui ne sait pas s’amuser, cela doit être si ennuyant. S’il se prend trop au sérieux cela ferait peur au peuple, sans aucun doute.
L’enfant lui sourit et Blissida frappe sur la table de son poing.
-Je t’interdis d’être aussi familière avec mes enfants! Tu entends? Je t’ai déjà dis de ne pas t’occuper de leur éducation!
-Voyons, c’est ta soeur et leur tante, rétorque Pete.
-Ce n’est pas une raison! Qu’elle soit ma soeur ou non, une sorcière reste une sorcière!
L’ambiance est électrique, Drismalia baisse les yeux sans rien ajouter pour se défendre. Elle voit les doigts de la reine s’enrouler délicatement autour du pied de son verre, elle le soulève, remue le liquide bordeaux et respire son vin comme s’il s’était agit d’un parfum raffiné. Elle dépose le bord à ses lèvres, ferme les yeux… et boit. Le silence est pesant, Léo échange un regard avec sa femme et il voit l’une de ses commissures se lever faiblement, un sourire presque imperceptible qu’elle n’adresse qu’à lui. Il reporte son attention sur la reine, elle a fini son verre.
Ils n’attendent pas longtemps pour observer le résultat. Blissida se met à tousser et d’une voix fluette elle grogne:
-Apportez-moi… de l’eau… j’ai la gorge en feu.
-Vous allez bien? Demande Pete.
Elle se met à trembler et son visage rougit.
-Je vous ai déjà dit de ne pas boire aussi vite! C’est de l’alcool, pas de l’eau de puits.
Elle se lève soudainement, rejetant sa chaise en arrière et faisant sursauter tout le monde à cause de ce geste brusque. Elle s’effondre sur le sol en suffoquant. Des larmes de sang se forment dans ses yeux, des veines rouge apparaîssent dans le blanc, rendant son regard bleu épouvantable à voir. Elle crache du sang et ses lèvres bleuissent ainsi que le bout de ses doigts. Elle regarde Dris et s’agrippe à sa cheville en poussant un hurlement qui envoie des giclures sur sa robe déjà rouge.
-Léo! Fais quelque chose! s’exclame le roi.
-Je suis chimiste! Pas médecin! Répond-il.
Drismalia s’agenouille à côté de sa soeur qui est prise de convulsions et qui s’étouffe avec son propre sang, ses doigts toujours refermés sur la cheville de la duchesse. Du sang s’écoule maintenant par tous ses orifices. Elle ne semble plus voir grand chose à ce qui l'entoure.
-Tu avais raison Blissida. C’était moi. Mais toi aussi tu es un monstre, et tes enfants ne vivront pas le même enfer que moi. C’est terminé.
Elle se redresse, embrasse son front alors que les yeux ensanglantés de la reine perdent leur lueur. Léo pose ses doigts sur sa gorge, des spasmes parcourent encore son corps mais elle a lâché la cheville de la duchesse.
-Elle est morte, dit-il. La reine est décédée.
Pete observe le cadavre un instant, il prend son fils dans ses bras, et le serre contre lui. La panique se lit dans les yeux de la famille royale, mais personne ne pleure, même pas ses fils. Blissida Brett est morte.

Ils sont nombreux à son enterrement. On ne prononce pas de discours, on ne verse pas de larmes. Le visage de Drismalia est caché derrière le tulle de son chapeau noir. Dans les rues, le peuple est vêtu de noir pour ce jour sombre. Il pleut et l’orage n’a pas encore cessé.

Tandis qu’ils sont sur la route pour rentrer chez eux, à Norring, la duchesse se surprend à sourire et à verser une larme en regardant à la petite fenêtre de la voiture.
-Qu’y a t-il? s’étonne Léo. Tu es triste?
Elle secoue la tête et se tourne vers.
-Non, non… je suis heureuse. Tout est terminé, je vais enfin pouvoir vivre au jour le jour et ne plus craindre les lendemains.
Il sourit, l’embrasse sur la tempe et lui prend la main. Ils se regardent dans les yeux avec tout l’amour qu’ils ont l’un pour l’autre.

Le réconfort de l'âme tourmentéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant