Clara

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Les pieds ne sont plus à la mode. Ça fait quelques années, déjà. À une certaine époque, c'était sympa d'avoir des pieds, ou en tout cas pas honteux. Le changement s'est fait graduellement. Au début, ceux qui les faisaient remplacer passaient pour des originaux ; puis les magazines de mode se sont emparé de l'affaire, des célébrités s'y sont mises, et en quelques années le fait de garder ses pieds est devenu ridicule, presque indécent. Moi, je n'ai jamais été très sensible à la mode. Quand tout le monde s'est mis à porter un petit lézard sur son épaule, je ne l'ai pas fait, et quand les gens branchés ont commencé à se couvrir les sourcils de farine, je ne l'ai pas fait non plus. Je préférais rester moi-même, garder mes sourcils propres et tenir mon lézard en laisse.

Mais, pour cette fois, je pense que je vais être forcée de sauter le pas – haha, le pas. Les pieds. C'est drôle. Je n'en peux plus des réflexions, de sentir les regards d'inconnus qui pèsent sur mes talons, sur mes orteils. Je n'en peux plus d'être refusée à tous les postes auxquels je postule lorsque, au moment de l'entretien d'embauche, les recruteurs découvrent mes pieds. Il y a des lois contre la discrimination des personnes aux trop grandes oreilles, mais pas contre celle des gens qui ont choisi de garder leurs pieds. Je n'ai plus l'impression d'avoir le choix, je suis au pied - haha – du mur. J'ai demandé conseil à ma copine Sylvie, qui a été une des premières à adhérer à cette mode. Curieusement, elle a choisi de se faire greffer des pieds de porc ; pas le choix le plus courant, mais elle a toujours été un peu originale. « Mais ça ne doit pas être pratique pour marcher, si ? », je lui avais demandé. Elle m'avait répondu que ce n'était pas pire que des talons, et elle m'avait donné l'adresse de son chirurgien, un homme charmant et très à l'écoute, selon ses dires.

Alors me voilà, dans la salle d'attente de ce fameux chirurgien. Quelques minutes plus tôt, il a roulé jusqu'à moi et, après avoir renversé un pot de fleur et être rentré dans une table basse, il m'a tendu le catalogue listant toutes les options qui s'offrent à moi. J'avais beau être dubitative au début, j'admets que quelques-unes d'entre elles sont assez tentantes : les pattes de dindons doivent permettre un équilibre optimal, les rollers – comme ceux du chirurgien – ont le mérite d'être audacieux quoique visiblement un peu dangereux, et les petites boîtes en plastique incassable permettraient de pouvoir se passer d'un sac à main. Pour beaucoup d'autres en revanche, j'ai du mal à comprendre l'intérêt. Qui voudrait avoir un thermos au bout de chaque jambe ? Bien sûr, c'est pratique en cas de petite soif, mais c'est bien la seule chose qui est pratique là-dedans. Pareil pour les pieds d'armoire normande, les clefs à molette, et les exemplaires de Guerre et Paix. Je me demande bien comment font les gens qui ont choisi ces accessoires pour se déplacer. Mais c'est le style qui compte avant tout, je suppose.

Les autres patients, dans la salle d'attente, échangent des regards gênés. Nous sommes tous des parias, d'une certaine façon, des idiots qui ont attendu trop longtemps. Lorsque le problème sera réglé, peut-être que nous arriverons à nous regarder dans les yeux plus d'une seconde, peut-être que nous ne verrons plus en les autres le reflet de notre propre échec. Ça me fait de la peine, qu'on en soit arrivé là. Et ça me fait d'autant plus de peine quand je vois cette jeune fille, qui ne doit pas avoir plus de quatorze ans, qui pleure en disant à sa mère qu'elle préfère garder ses pieds plutôt que les remplacer par des palmes. Je sais que la mère fait ça pour son bien, au fond : personne n'a envie de voir son enfant avoir des ennuis à l'école, et plus tard dans sa vie socio-professionnelle, à cause d'une pareille différence. Mais je ne peux pas m'empêcher de me demander si je fais le bon choix, si nous faisons le bon choix, si céder ainsi à la pression sociale est vraiment la solution.

C'est au moment où je me fais cette réflexion qu'elle déboule dans la salle d'attente, comme une sorte de super-héroïne de la voûte plantaire. Derrière elle, la secrétaire du cabinet crie « vous ne pouvez pas rentrer ici comme ça, madame ! », mais elle s'en fiche. Elle a à peu près mon âge, des cheveux coupés très courts, des anneaux aux oreilles en dépit du fait qu'il est incroyablement mal vu d'altérer l'intégrité de ses lobes et surtout, elle est pieds nus. Je me surprends à trouver ses pieds jolis : ses ongles sont vernis, chacun d'une couleur différente, elle a un petit bracelet à la cheville gauche, et une bague à l'orteil du milieu. On voit tout de suite qu'elle n'a pas honte de ses pieds, qu'elle en est fière, même.

Elle monte sur la petite table où s'empilent les magazines de mode et de bien-être, tandis que la secrétaire tente laborieusement de rejoindre la salle d'attente malgré les sprays désodorisants attachés à ses jambes afin de l'en empêcher. Pendant ce temps, la fille se met à nous parler :

« Je sais que vous pensez que céder à cette mode idiote est votre seule option », dit-elle. « Je sais que c'est tentant de rejoindre la masse, de ne plus être jugés pour ce que vous êtes. Mais vous n'avez pas à écouter ceux qui tentent de vous faire honte. Vous n'avez pas à vous plier aux diktats de la société ! »

Son discours, quoique un peu trop grandiloquent à mon goût, me touche plus que je ne l'aurais imaginé. Je crois que je ne suis pas la seule : des regards – plus si gênés que ça – s'échangent, et des murmures, aussi. Personne n'est ici par réelle envie, et entendre quelqu'un nous dire ce n'est pas le seul choix que nous avons semble avoir fait l'effet d'une bombe.

La secrétaire parvient enfin au niveau de la fille et l'attrape par le bras pour la faire descendre de la table. Déséquilibrée par les deux tubes qui lui servent de pieds, elle tombe lorsqu'elle tente de la tirer vers elle et l'entraîne dans sa chute, provoquant un boucan incroyable qui attire l'oreille du chirurgien. Tandis que ce dernier sort du cabinet et s'emplafonne immédiatement dans un mur et que la secrétaire tente désespérément de se relever, la jeune fille rebelle bondit sur ses pieds et nous fait à nouveau face.

« Ne vous laissez pas faire, ne les laissez pas vous faire croire qu'ils savent ce qui est mieux pour vous ! Vous n'êtes pas seuls ! Profitez d'avoir des pieds, partez en courant tant qu'il est encore temps ! »

Elle joint le geste à la parole et, après nous avoir lancé un dernier coup d'oeil, elle s'enfuit à toute allure. Je regarde les gens autour de moi : personne ne bouge. Je sens qu'ils en ont envie mais personne n'ose, personne ne veut être le premier et peut-être le seul à suivre son initiative. Au bout de quelques secondes, je réalise que je m'en fiche, de ce que font les autres. J'ai envie de suivre cette fille, pas seulement parce que je pense qu'elle a raison mais aussi parce que tout me plaît chez elle, son look, son audace, ses orteils vernis. J'ai envie d'être dans son camp. Alors je me lève, moi aussi, je lance le catalogue au visage du chirurgien, et je pars en courant à mon tour. Je ne prends même pas la peine de regarder en arrière, je m'en fiche de savoir si les autres vont me suivre, je veux juste être avec elle. Je veux qu'elle m'apprenne à vivre sans me soucier du regard d'autrui, sans la peur constante que mes pieds ruinent ma vie sociale.

Je cours, je cours comme je n'ai pas couru depuis des années car depuis qu'avoir des pieds est une honte, s'en servir de façon trop ostentatoire l'est devenu aussi. Je rattrape la fille quelques centaines de mètres plus loin, tout le monde nous regarde, mais elle s'en moque alors je décide de m'en moquer aussi. Je suis essoufflée et elle me tend une bouteille d'eau, comme si elle avait prévu le coup. Elle me sourit et moi aussi, je lui souris.

« Je suis contente que tu m'aies suivi », dit-elle. « Ce n'est pas la première fois que je fais ça, mais c'est rare que je convainque qui que ce soit. Je m'appelle Emilie, au fait. »

« Moi... moi, c'est Clara », je bredouille, toujours à bout de souffle. Et puis, je ne sais pas ce qui me prend, mais j'ajoute : « Je peux t'embrasser ? »

Je regrette instantanément ma question. C'était idiot mais je me sens si libre, si remplie de bonheur et d'amour d'avoir enfin trouvé quelqu'un qui me comprend, que je ne sais pas quoi en faire. Je rougis, je baisse la tête et je me dis que j'ai tout gâché, jusqu'à ce que d'une caresse elle relève mon menton et pose ses lèvres sur les miennes. Elle m'embrasse, je lui rends son baiser, et je me dis que je n'ai jamais été aussi heureuse. Autour de nous le monde, les gens, les passants et leurs regards plein de jugement, ont disparu.

Monstres, pieds de porcs, et autres nouvelles d'ailleursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant