Huan

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La vie est une connasse injuste. Je déteste ce monde, je déteste cette histoire de pouvoirs à la con, je déteste la magie. Je vous vois déjà venir, me dire que je suis idiote, que c'est une chance incroyable de pouvoir maîtriser la magie et qu'un monde sans magie serait un monde ennuyeux et beaucoup plus complexe. Laissez-moi vous dire que je m'en fous. Tao, mon petit frère, vient d'être révélé : il n'a même pas encore cinq ans, et il sait déjà que son pouvoir sera – est déjà – de contrôler le feu. Vous vous rendez compte de la classe du truc ? Vous vous rendez compte d'à quel point toute ma famille ne va plus avoir d'yeux que pour lui, maintenant ? Pas qu'ils n'aient un jour eu d'yeux que pour moi, hein. J'ai toujours été une ratée, l'enfant qu'on aurait préféré ne pas avoir, parce que j'ai été révélée incroyablement tard. Onze ans. Et pour découvrir quoi ? Je vous le donne en mille : je peux faire apparaître des croissants. Je n'aime même pas les croissants. Mes parents ont fait comme s'ils le prenaient bien, ils m'ont expliqué qu'on ne choisissait pas, que certains avaient des pouvoirs puissants et d'autres des pouvoirs plus « utilitaires ». Je sais bien qu'ils disaient ça pour ne pas me faire de peine, qu'ils n'en pensaient pas un mot. Même les parents les plus bienveillants du monde seraient déçus en découvrant que la seule chose que leur fille sait faire, c'est lancer des putain de croissants.

Et maintenant, il y a Tao. Le petit génie de la famille, le prodige, promis à un si grand destin tandis que j'aurais bien de la chance si j'arrive à être embauchée dans une boulangerie. Je vais avoir dix-huit ans, je sais que je devrais être au-dessus de ça, mais je le déteste. Je m'en moque si vous trouvez ça mesquin, de détester un enfant qui n'a rien demandé. Vous n'êtes pas à ma place, vous ne pouvez même pas imaginer ce que c'est d'être à ma place. Vous ne pouvez pas imaginer ce que c'est d'être une fille chinoise dans un lycée de petits blancs, avec en plus un pouvoir tellement nul à chier que c'en est devenu un running gag. Je suis tellement tout le temps en colère, je ne sais même pas qui je déteste le plus entre ceux qui m'appellent « Ching chong » et ceux qui me surnomment « la pâtissière ratée ». Mes parents ne cessent de me répéter que ça ne devrait pas m'atteindre autant, mais je sais très bien qu'ils le disent seulement parce qu'ils ont déjà trop honte de moi pour avoir envie en plus de gérer ma frustration. Cela dit, avec la révélation de Tao, ils risquent de ne plus rien me dire du tout. Encore une fois, pourquoi prêter une quelconque attention à leur fille ratée maintenant qu'ils ont un fils parfait ? Je les déteste, je me déteste, je déteste tout le monde. Je ne veux plus les voir, je ne veux plus voir personne, je ne veux plus retourner au lycée ni sortir de ma chambre. Heureusement qu'on est samedi, ça me laisse presque deux jours pour haïr l'intégralité du reste du monde depuis mon lit. Si c'était moi, qui avait le pouvoir de Tao, je ferais tout cramer. Mais avec mon pouvoir, qu'est-ce que je vais faire ? Lancer des croissants au visage des rageux ? Ça ne fait même pas mal, un croissant, c'est mou. J'en ai marre, je vous jure, j'en ai tellement marre. Et j'en ai d'autant plus marre quand je regarde par la fenêtre, et que je vois les enfants du voisinage s'amuser avec leurs pouvoirs de téléportation, d'invisibilité ou de contrôle du vent. Je n'aurais jamais ce qu'ils ont, cette insouciance, et je les déteste vraiment pour ça. Vous avez compris, je crois : je déteste le monde entier.

J'en suis là de mes ruminations, quand un ballon de baudruche passe devant ma fenêtre. Je ne m'aperçois que trop tard qu'un petit mot y est attaché et, curieuse, j'ouvre la fenêtre pour voir d'où il provient. Je n'ai pas le temps de me pencher pour regarder en bas, parce qu'un deuxième ballon m'arrive droit dans la figure. Je l'évite comme s'il s'agissait d'un boulet de canon, ou en tout cas comme si un ballon rempli d'air avait pu me blesser d'une quelconque façon, et je l'attrape par la ficelle à laquelle il est accroché. Là encore, une note est attachée, et les mots que j'y lis me surprennent : « Tu as le droit d'être en colère, mais tu n'es pas seule ». La colère susdite se dissipe d'un coup, pas vraiment parce que ces mots m'ont rassurée mais plutôt parce qu'ils ont éveillé en moi une curiosité telle qu'elle a remplacé tout le reste. J'ouvre la fenêtre en grand et je regarde en bas, mais il n'y a personne. En revanche, un autre ballon arrive vers moi, et je m'empresse de l'attraper. Cette fois, le petit mot qui y est attaché dit : « rendez-vous à côté du pont, dans le square, si tu veux en savoir plus. Signé : le club des ratés. »

Monstres, pieds de porcs, et autres nouvelles d'ailleursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant