Sofia

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Elle sait qu'elle ne devrait pas faire ça. Elle le sait, mais c'est plus fort qu'elle. Ça fait des semaines qu'elle en a envie et, ces derniers jours, elle ne pensait plus qu'à ça. Elle sait ce qu'elle risque, elle sait que si on la prend en train de le faire, elle s'expose à la prison ou à une amende qu'elle n'aura pas les moyens de payer. Elle se déteste d'être si faible, de céder, encore une fois. Elle aurait du jeter ce disque dur, au lieu de le cacher lorsque la police est venue fouiller son domicile. Mais elle n'a pas réussi. Ça semble si facile, lorsqu'elle se rend aux réunions et qu'elle écoute ceux qui disent que ce n'est qu'une question de volonté, que même si ça leur manque il suffit d'être fort, plus fort que le manque. Elle a honte, et elle ne veut pas qu'on la dénonce, alors elle fait comme si elle aussi elle avait arrêté, comme si elle était clean depuis l'interdiction officielle. Parfois, elle se demande combien ils sont à mentir ainsi, combien consomment encore en cachette tout en faisant croire aux autres qu'ils sont au-dessus de ça. Elle est certaine qu'ils sont nombreux : interdire un produit addictif n'a jamais été une bonne façon de dissuader des gens d'y accéder. Le gouvernement aura beau augmenter les amendes et le temps de prison il y aura toujours des gens pour transgresser, parce que la tentation est tout simplement trop forte. Le gouvernement, de toute façon, ne comprend rien. Si le but était de préserver la population de l'addiction alors il aurait aussi fallu interdire le tabac, l'alcool, le cannabis et la cocaïne, de surcroît autrement plus dangereux. Cette addiction-là ne faisait de mal à personne, ou en tout cas bien moins que celles nommées précédemment. Sofia en est convaincue, le gouvernement cherche moins à protéger ses citoyens qu'à les priver des moindres miettes de bonheur qu'ils arrivent à grappiller. Alors, pour se réconforter, elle se dit qu'elle est une rebelle et pas une junkie. Au fond, elle sait bien qu'elle est un peu des deux : si elle n'avait pas à ce point besoin de sa dose, elle ne braverait pas une loi pour arriver à ses fins.

Elle allume son ordinateur et branche le disque dur externe, le cœur battant. Le fait de se savoir dans l'illégalité la rend paranoïaque, elle a peur qu'on puisse la voir depuis la fenêtre, qu'il y ait des caméras dans son appartement. Il y a peu de chances qu'on la suspecte, et peu de chances que ses voisins la dénoncent s'ils la surprennent puisqu'elle entretient des relations cordiales avec eux ; de façon plus générale, il y a en réalité très peu de chances que qui que ce soit puisse être au courant de ses activités. Mais elle a peur, malgré tout. Et sa peur grandit une fois que la machine est allumée, une fois que le contenu du disque dur s'affiche sous ses yeux. Elle ne devrait pas. Elle devrait résister, repousser l'envie dans un coin de sa tête, oublier la petite bête dans sa poitrine qui en veut toujours plus. Et elle le fera, la prochaine fois. Mais pas celle-ci, parce qu'elle en a besoin, parce qu'elle n'est pas sûre de pouvoir tenir une minute de plus sans céder à la pression qui pèse sur sa cage thoracique. Elle a ce besoin désespéré de l'entendre, de sentir son corps se détendre et ses muscles s'apaiser à l'écoute de sa voix.

Elle branche ses écouteurs, règle le son au minimum pour être bien sûre que personne ne puisse l'entendre. Elle est prête, toutes les chansons de Maître Gims s'affichent sous ses yeux, elle n'a qu'à choisir et laisser sa voix l'envoûter une nouvelle fois. Mais elle se le jure à elle-même : cette fois, ce sera la dernière. Le risque est juste trop grand, bien trop grand, pour un bonheur aussi éphémère.

Monstres, pieds de porcs, et autres nouvelles d'ailleursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant