Joe-Nathan

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Merci @Sedovna pour le nom sublime du héros

Ce matin, Joe-Nathan est de mauvaise humeur. En fait, Joe-Nathan est de mauvaise humeur tous les matins, et cet état d'esprit se prolonge tout le reste de la journée. Il est en colère contre la société. Il est en colère qu'on tienne à tout prix à y intégrer ces affreuses créatures, comme si elles étaient ses égales. Il en a assez de les croiser dans le métro, de ces quotas qui font que la moitié de sa boîte en est remplie, à présent. Quand ils se cantonnaient aux travaux ingrats, comme labourer les champs ou servir de véhicules, Joe-Nathan voulait bien les tolérer ; mais là, c'est trop. Et il ne peut rien dire, parce que c'est lui qui passerait pour un imbécile fermé d'esprit. Alors qu'il sait très bien que c'est lui qui a raison, que si tout le monde restait à sa place les moutons seraient bien gardés. Ce n'est pas lui qui est fermé d'esprit, ce sont les autres qui sont trop ouverts. Et, à trop s'ouvrir, on laisse rentrer n'importe qui.

Il lève les yeux au ciel lorsqu'il doit quitter le strapontin qu'il avait bataillé pour obtenir, afin de laisser de l'espace au tricératops qui vient d'entrer dans la rame. Ils pourraient au moins avoir leurs wagons réservés, se dit Joe-Nathan. Ce n'est pas possible, de prendre autant de place. Enfin peu importe, plus que trois arrêts et il n'aura plus à supporter sa grosse tête de benêt, ni son air désolé d'occuper autant d'espace. Ça ne sert à rien de lancer des regards penauds aux gens : s'il ne voulait pas faire chier son monde, il n'avait qu'à aller au travail à pieds. Et puis, ce chapeau... Rien de plus ridicule qu'un dinosaure avec un chapeau. Et encore, c'est sans parler du costume gigantesque qui emballe sa peau rugueuse, ou de sa cravate qui traîne par terre parce qu'il est incapable de se tenir debout, comme les humains. Joe-Nathan déteste vraiment ce monde, il déteste que tout le monde fasse comme si c'était normal qu'il y ait quatre dinosaures dans le wagon au milieu des humains. Il n'en revient pas qu'il y ait si peu de monde pour s'indigner. Il y a quelques mois, il a créé une page facebook : « Pour que les dinosaures restent à leur place ! », et elle n'a jusqu'ici recueilli que vingt-deux likes. Ça le met hors de lui.

Heureusement, le métro arrive à son arrêt. Il descend, bousculant au passage le tricératops d'un coup d'épaule, et se rend sur son lieu de travail. Joe-Nathan adorait son travail, avant. Il s'était toujours intéressé au marketing, et ce poste de cadre dans une entreprise de vente en ligne de chaussettes à motifs lui convenait parfaitement. Enfin, jusqu'à ce que les dinosaures envahissent l'endroit. Ils n'étaient que trois, au moment où il avait pris son poste, et ils étaient à présent plus d'une vingtaine sur quatre-vingt-quatre employés. Maudits quotas.

Joe-Nathan entre dans le bâtiment, et comme chaque jour il ne répond pas au salut poli que lui adresse la secrétaire. Il déteste cette petite vélociraptor, avec sa voix aiguë agaçante. Il les déteste tous, de toute façon. Il prend l'ascenseur, sans adresser un mot ni un regard au deuxième vélociraptor de la boîte qui monte avec lui. Ils se foutent vraiment de la gueule du monde, songe-t-il. Avec leur jambes gigantesques, ils pourraient très bien prendre les escaliers et lui éviter de subir leur présence quelques instants supplémentaires.

Arrivé à son étage, il s'installe à son bureau et salue chaleureusement ses collègues humains, en ignorant superbement tous ceux qui portent des écailles – enfin, sauf Hector et ses chaussures en croco, mais ce n'est pas pareil. Il s'installe devant son ordinateur pour se mettre au travail, mais il n'a pas le temps de commencer que son supérieur vient le trouver. Il est flanqué d'un diplodocus qui prend la moitié de l'espace disponible dans l'open space.

« Joe-Nathan, bonjour. Je vous présente Marius, il est nouveau. »

Notre héros manque de lever les yeux au ciel, mais il se retient. Il respecte trop son boss pour lui faire cet affront, et puis il n'a pas envie d'être renvoyé. Mais quand même, c'est ridicule, cette nouvelle mode de donner des noms humains aux dinosaures. Quand ils s'appelaient tous « HYAAAAARGL » ou « RRRRRRRHRRRRHRRRR », au moins c'était clair, et cette tentative d'intégration l'agace plus qu'autre chose. Mais il ne dit rien, évidemment. Parce qu'on ne peut plus rien dire.

« Je me suis dit, puisque vous êtes là depuis plusieurs années », reprend le patron, « que vous pourriez le guider, lui faire découvrir un peu la boîte. »

Joe-Nathan, malgré toute sa bonne volonté à accueillir cette nouvelle politique bien-pensante, ne parvient pas à contenir sa colère. Il crie « NON », tape sur la table et jette une chaise à travers la pièce sous le regard effaré de ses collègues, puis face au visage catastrophé de son supérieur il décide de développer.

« Je suis désolé, mais non. Joe-Nathan en a marre de devoir subir la compagnie de ces êtres répugnants », dit-il, en se disant que son discours rendra mieux s'il parle de lui à la troisième personne. « Joe-Nathan en a marre de votre pseudo tolérance, alors que nous savons tous très bien que la place de ces animaux est aux tâches ingrates. Joe-Nathan pense qu'il vaut mieux que ça. »

Sur la joue du diplodocus, une larme roule. Mais Joe-Nathan s'en fiche. Son patron fronce les sourcils et ouvre la bouche pour parler, mais il n'en a pas le temps car c'est une autre voix qui résonne dans l'open-space.

« T'es vraiment qu'un sale con, Joe-Nathan ! »

C'est Pauline, sa jolie collègue qu'il essaie de draguer depuis des années. Alors, elle aussi, elle est du côté des dinosaures ? Elle ne s'est jamais positionnée sur le sujet, et jusqu'ici il avait encore de l'espoir. Les femmes sont vraiment toutes les mêmes, toujours là pour lécher les bottes de ces foutus reptiles - alors qu'ils n'en portent même pas à cause de leurs pieds monstrueux – et jamais là pour s'émerveiller devant sa nouvelle montre. Salopes.

« Vous êtes viré, Joe-Nathan », reprend le patron, comme si ce n'était pas déjà assez. « Nous ne tolérons pas des comportements pareils au sein de notre entreprise. »

Il se lève lentement, renverse son bureau et marche sur la patte du diplodocus afin de partir dignement. Sous les regards outrés de ses collègues, il quitte l'open-space, puis le bâtiment. Non seulement personne à part lui ne déteste les dinosaures mais en plus maintenant, il se retrouve sans emploi... Une sale journée pour Joe-Nathan, décidément.

Monstres, pieds de porcs, et autres nouvelles d'ailleursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant