Désir

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D'aucun aurait pu croire que Crowley, en tant que serpent du jardin d'Éden, tentateur originel, ou tout autre titre du même genre qu'on pourrait lui attribuer, était l'un de ceux qui s'y connaissait le mieux en matière de désir. On aurait difficilement pu être plus éloigné de la réalité.

Crowley était un démon. C'était même le seul démon qui côtoyait les humains à plein temps. Il multipliait les tentations, semait la discorde, mais ce qu'il aimait par dessus tout, c'était attiser le désir chez les gens. La haine, ça il connaissait. Il en avait vu bien trop d'exemples au cours des derniers millénaires pour en avoir sa claque. Et puis, les humains n'avaient jamais eu besoin de lui pour se haïr. Mais pour s'aimer...

Certes, l'amour était généralement quelque chose d'angélique, de divin, et blablabla. C'est sûr qu'il évitait de se vanter de ce genre d'exploits en Enfer. Mais quoi de plus diabolique qu'un amour impossible ? De plus tragique que Roméo et Juliette ? Il avait tissé des liens improbables entre des gens des camps opposés. C'était devenu sa principale activité ces dernières décennies. Et il était tellement pris par ce travail qu'il ne s'était même pas aperçu qu'il était en train de tomber dans son propre piège.

À cette époque, Crowley faisait souvent un crochet par la librairie en rentrant du travail. Ses visites improvisées du vendredi soir étaient rapidement devenu un rituel immuable entre eux, un accord tacite. Chaque fin de semaine, le démon faisait un crochet par Soho avant de rentrer à son appartement, et chaque fois l'ange avait commandé un repas pour deux et sorti une bouteille.

Ils mangeaient, puis s'installaient sur le sofa avec leur verres, d'abord sagement l'un à côté de l'autre sans le moindre contact, puis de plus en plus proche au fur et à mesure que l'alcool les éméchait, et Crowley finissait immanquablement allongé avec la tête sur les genoux d'Aziraphale, qui passait distraitement les doigts dans les mèches rousses, geste qu'il ne se permettait plus une fois sobre.

Ils avaient beaucoup bu ce soir là. Plus que d'habitude. Ils avaient dévié des habituelles conversations sur leur souvenirs communs pour s'engager sur le terrain glissant des sentiments. Un Crowley dont les phrases étaient un peu décousues à cause de sa bouche pâteuse et de son cerveau embrumé, tentait d'expliquer à Aziraphale, dans un état un peu meilleur mais pas tout à fait glorieux non plus, en quoi consistaient ses tentations du moment.

- Mais sssi tu s-ssais. Le désssir. C-cce truc des-sshumains qui les poussse les-ssuns vers les-ssautres même quand c'est p-pas possible...

- Des humains mon cher ? Les anges et les démons ne pourraient-ils donc pas le ressentir ?

Crowley se redressa subitement. Bien mal lui en prit d'ailleurs, parce que sa tête tournait drôlement plus quand il faisait des mouvements brusques. Du coup ce n'est non plus un, mais deux Aziraphale qui le dévisageaient, semblant attendre de lui une véritable réponse.

La question était simple pourtant. Crowley se dit qu'il avait bien dû se la poser, depuis le temps qu'il l'infligeait aux autres ce désir. Est-ce que lui même pouvait le ressentir ? Oui, il avait dû trouver une réponse à cette question. Pourtant sur le moment, il fût tout à fait incapable de s'en souvenir. Tout ce qu'il voyait, c'était Aziraphale, ses traits si familiers, ses magnifiques yeux bleus... Et ses lèvres... Il ne s'était jamais attardé sur ses lèvres avant. Cela devint soudainement la chose la plus fascinante du monde.

Aziraphale affichait un sourire timide. Lui avait moins bu que son compagnon, ne voyait pas encore double, mais avait les pensées au moins aussi embrouillées. Et le fait que le démon en face de lui, dont les lunettes noires avaient dû glisser quelque part au cours de la soirée, ne cesse de fixer ses lèvres, n'arrangeait décidément rien.

- Sssi j'ai envie de t'embrassser ccc'est du désssir tu crois ?

La question, posée sur un ton tout à fait innocent, acheva de faire perdre ses moyens à l'ange, qui devenait de plus en plus rouge au fur et à mesure que le silence s'éternisait. Crowley attendait vraiment une réponse ?

- Eh bien j-je ne sais p-pas, c'est t-toi l'expert dans ce domaine n-non ? En tout cas ça voudrait dire que les anges et les démons peuvent bien ressentir le désir... Enfin, les démons. Mais peut-être les anges aussi. Moi ? Je sais pas. Je sais plus. Je crois que nous avons un peu trop bu mon cher...

Il eût à peine le temps de terminer sa phrase que Crowley fondait sur ses lèvres avec la vivacité du serpent fondant sur sa proie. Leur premier baiser fût aussi bref que passionné, et ils en ressortirent tout les deux un peu essoufflés, les lèvres rougies et les yeux pétillants.

Quand Crowley retrouva son appartement ce soir là, il n'était pas trop sûr de ce qui venait de se produire. Il ignorait si cette soirée aurait une suite, ou si son ange, une fois sobre, agirait comme si de rien n'était. Tout ce qu'il savait c'est qu'il comprenait un peu mieux ses propres sentiments maintenant. Et que, définitivement, il ressentait bel et bien le désir.

A Nightingale Sang In Berkeley Square (OS Good Omens)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant