Après plusieurs millénaires passés sur Terre, on aurait pu croire que plus rien ne surprenait Crowley. C'était faux bien entendu, à bien des égards. Tout d'abord parce que les tendances des humains étaient en perpétuel changement, et que les suivre assidument était l'une de ses principales occupations. Ensuite, et surtout, parce qu'il existait sur Terre une autre personne, présente depuis aussi longtemps que lui, qui était toujours capable de le surprendre.
Ce soir là ne coupa pas à la règle. Crowley venait d'achever une réunion stratégique avec une bande de complices qu'il payait grassement pour le cambriolage d'une église, déterminé à obtenir par ses propres moyens ce qu'Aziraphale lui avait refusé quelques décennies plus tôt. Il ne s'était pourtant pas attendu à un refus aussi catégorique, ce jour là. Il n'avait même pas eu le temps d'exposer ses arguments à l'ange. Et en plus, ils s'étaient quittés fâchés. Peut-être même (cette perspective terrifiait le démon, bien qu'il se refuse à l'admettre) que cette stupide histoire d'eau bénite avait mis un terme définitif à leur amitié.
C'est pour cela qu'il fut aussi surpris de trouver Aziraphale dans sa voiture au moment de rentrer chez lui. À part ce moment suspendu, à l'église, ils ne s'étaient pas revu depuis leur dispute. L'ange avait dû l'attendre un moment, il faisait nuit depuis bien longtemps. Ça devait réellement être important. Il tenta d'engager la conversation mais le libraire fixait résolument le paysage nocturne à travers le pare-brise.
Crowley sentit une boule d'angoisse remonter dans sa gorge. L'opinion de son ami sur lui avait-elle changée ? Pouvait-il toujours l'appeler son ami d'ailleurs ? Ou bien Aziraphale s'était-il souvenu de ce qu'il était réellement ? Un démon, une créature que tous les autres anges haïssaient et méprisaient... Est-ce qu'il le dégoûtait à ce point qu'il ne voulait même plus le regarder ?
Crowley avait bien conscience que ses pensées se bousculaient beaucoup trop vite dans son esprit, qu'il aurait dû se calmer et réfléchir plus posément au comportement inhabituel de l'ange, mais tout ce à quoi il était capable de penser c'était son coeur qui partait en lambeaux à l'idée de faire le deuil de cette amitié qui lui était si précieuse.
Et tandis que, derrière sa façade nonchalante, le démon se décomposait peu à peu, Aziraphale parvint enfin au terme du dilemme moral qui l'agitait, et tendit à son ami (pouvait-il toujours l'appeler comme ça après la façon dont il l'avait rejeté ?) un thermos en tartan qu'il lui interdit formellement d'ouvrir.
Malgré le mutisme dont il avait fait preuve les premiers instants, c'était lui à présent qui parlait vite, sans s'arrêter, toujours sans regarder le démon, comme s'il avait absolument besoin de se justifier alors qu'il n'existait une seule vraie raison à chacun de ses actes. Alors, là où Aziraphale aurait voulu dire :
- Je t'aime plus que tout au monde et je suis terrifié à l'idée de te perdre, c'est pour ça que je t'ai refusé cette eau bénite la dernière fois.
Il dit à la place :
- Je ne suis pas sûr d'avoir vraiment le droit de te donner ça. En fait je suis même sûr du contraire. Mais c'est moins dangereux que si tu cambriolais une église. Alors il faudra juste ne pas le dire à mes supérieurs. Ce sera... Ce sera notre secret ?
Crowley ne répondit rien, d'abord. Il se contenta de fixer l'ange, qui ne le regardait toujours pas, abasourdi par toute les implications de ses paroles.
Aziraphale savait pour le cambriolage. Est-ce que ça voulait dire qu'il avait continué de surveiller ses actions de loin, comme lui l'avait fait avec celles de l'ange ? Il n'osait pas extrapoler sur le sujet. Peut-être qu'il projetait simplement ses désirs dans la réalité.
Il fixa le thermos en tartan. Ça ressemblait tellement à son ange... Même si le contenu n'avait pas été aussi précieux il aurait tenu à un tel objet comme à la prunelle de ses yeux. Mais plus important, il tenait maintenant le moyen de se débarrasser des autres démons au cas où les choses tourneraient mal. Le temps de faire ses bagages et se filer s'installer sur l'une de ses étoiles.
Aziraphale, ne sachant pas quoi conclure du silence du démon, se tourna finalement vers lui, l'air hésitant.
- Hum... Crowley ?
Le démon leva finalement les yeux du thermos, mais ça ne suffisait pas à l'ange. Pour ce qu'il allait lui dire, il fallait qu'il le regarde dans les yeux. Sans ces maudites lunettes noires qu'il portait en permanence. Il tendit donc une main tremblante pour saisir l'une des branches.
Crowley ne bougea pas, se contentant de retenir son souffle. Les lunettes glissèrent jusqu'à se retirer complètement, et Aziraphale les replia soigneusement, l'air concentré, rassemblant encore un peu de courage avant de plonger ses yeux dans ceux du démon. Il ne réalisa qu'à ce moment à quel point ce regard reptilien lui avait manqué. À quel point Crowley lui avait manqué. Il essaya de donner de l'autorité à sa voix quand il prit la parole.
- Je veux que tu n'utilise cette solution qu'en dernier recours. Les conséquences... Je ne veux même pas imaginer les conséquences. Fais en sorte de ne pas avoir besoin de... De te... De t'annihi...
Il abandonna sa phrase et se tut. L'idée de son serpent s'annihilant lui même pour échapper à la justice infernale... Avec une arme que lui même lui aurait fournie...
Il ne s'aperçut qu'une larme lui avait échappé que quand Crowley tendit la main pour la cueillir, effleurant la joue de l'ange. Un air de profonde incompréhension se peignait sur son visage.
- Mais enfin l'angelot qu'est-ce que tu racontes...?
Un nouveau sanglot incontrôlable agita les épaules d'Aziraphale. Il essayait de parler, de dire enfin à Crowley combien il avait peur que leurs supérieurs ne découvrent l'Arrangement, ou qu'il se voyaient en cachette depuis le début des temps. Peur que la réalité les rattrape, peur de le perdre, tout simplement. À cause de l'eau bénite ou d'autre chose. Oui, Aziraphale aurait voulu dire tout ça, vraiment voulu, mais les mots restaient coincés dans sa gorge serrée. Ils ne voulaient simplement pas sortir.
Crowley essuya avec patience les nouvelles larmes qui avaient succédé à la première, et chaque contact électrisait un peu plus le libraire, et augmentait du même coup l'ampleur de ce qu'il craignait de perdre.
Puis, dans un moment d'accalmie où l'ange parvint à calmer un peu sa respiration, le démon lui releva délicatement le menton pour plonger de nouveau ses yeux dans les siens. Un regard sincère qui ne savait pas mentir.
- Oh, Aziraphale... Ce n'est pas pour moi. Je n'ai pas l'intention de mourir. J'aime bien l'éternité, surtout...
Il marqua un pause et approcha un peu son visage du sien, semblant hésiter. Il pouvait sentir le souffle encore erratique de l'ange qui s'écrasait sur ses propres lèvres, et ses yeux bleus, grands ouverts, étaient remplis de question muette et... Et peut-être d'espoir aussi. D'attente fébrile. Crowley cessa alors de retenir ces mots. Ils le rendaient fragile, plus vulnérable qu'il ne l'avait jamais été depuis la Chute. Mais devant Aziraphale, il n'avait pas peur de l'être. Sa voix n'était plus qu'un murmure, à quelques millimètres des lèvres de l'ange.
- Surtout si je peux la passer à tes côtés.
Aziraphale écarquilla encore un peu plus les yeux quand les lèvres du démon se pressèrent contre les siennes. Il n'eut pas de réaction, d'abord, autre que la stupéfaction. Puis, quand Crowley se recula un peu, c'est l'inquiétude qui avait succédé à sa surprise initiale. Il bégaya, essayant de remettre ses idées en place.
- M-mais en, En-haut ? E-et En-bas ?
Crowley lui fit se clin d'œil tout à fait craquant qui faisait immanquablement rougir le libraire, et murmura de nouveau.
- Ce sera notre secret mon ange...
Avant de l'embrasser une nouvelle fois. Ils avaient déjà perdu assez de temps comme ça.
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A Nightingale Sang In Berkeley Square (OS Good Omens)
Short StoryUn petit recueil d'OS Good Omens inspiré de défis d'écriture du serveur Discord. Bonne lecture !