Chapitre 1. Respire.

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« Toute angoisse est imaginaire ; le réel est son antidote. » André Comte-Sponville, Impromptus

𝔸𝕃𝔹𝔸 ☾

Six ans plus tard.

1,2,3.

Respire.

C'est fou. Respirer est un concept élémentaire, si évident dans son fonctionnement qu'il s'active sans effort. Et pourtant, j'ai la sensation de ne plus être en capacité de le faire. Je suffoque. Chaque minute, chaque seconde, je suis en apnée, incapable de reprendre mon souffle à cause de la main imaginaire qui s'étend sur mes lèvres. Elle bloque l'accès à l'air que je mérite. Celui que je rêve de prendre depuis... Depuis quoi ?

4,5,6.

Respire.

Après avoir constaté mon retard, je presse le pas. Mes talons claquent contre le pavé détérioré des rues que j'emprunte. Trottiner me permet de ne plus vraiment m'alarmer sur mes membres qui tremblent, mais je me sens ankylosée. Lourde. Prête à tomber. Le soleil de plomb qui me brûle le crâne n'arrange rien. Les passants regroupés sur le trottoir non plus. J'ignore si mes mains sont moites à cause de la chaleur qui m'assomme ou parce que la crise est proche.

Non, elle est là. Elle fait son œuvre, comme tous les jours.

Respire.

Alors, je prends une grande inspiration, dans l'espoir qu'elle endorme un peu mon halètement. J'ai beau y mettre ma meilleure volonté, rien ne change. L'eau se répand doucement dans la barque, mais elle ne sombre pas, jamais. C'est la crise dans tout son sadisme. Elle est surprenante, imprévisible et pourtant toujours fidèle à elle-même.

Le vent qui me caresse les joues parvient à attiédir l'ébullition de mes pensées. J'ai l'impression que tout le monde me regarde et qu'à la fois, personne ne me voit.

Ces derniers temps, ma vie s'est voilée d'un épais rideau noir corbeau. Un noir mat, tranchant, qui annonce la couleur, bien qu'elle n'en soit pas vraiment une.

Par ailleurs, pourquoi les gens s'acharnent à dire ce n'est pas une couleur ? Doit-on s'arrêter aux définitions pour comprendre les choses ? C'est une absence de lumière en somme et sûrement une question d'interprétation. En tant qu'artiste, je tiens à son statut original. Et si, dans l'esprit collectif, le noir est à l'écart des autres teintes, alors je m'y sens d'autant plus liée.

Et le blanc ? Serais-je un jour aussi éclatante ?

Essoufflée, j'atteins l'entrée du cinéma et pousse la porte. Je fais abstraction de mon patron qui s'égosille sur l'une des salariées et m'empresse de regagner mon poste.

— Panne de réveil ?

Toujours aussi solaire, Romy trottine jusqu'à moi. Ses longs cheveux bruns, réunis dans une queue de cheval haute, se balancent en rythme avec ses mouvements de tête enjoués. Dès qu'elle entre dans une pièce, la chaleur de son sourire se répand autour d'elle comme une traînée de poudre.

Les sourcils froncés, elle semble étudier mon visage et l'air soucieux qu'elle affiche me porte à croire que j'ai une sale tête. Ça m'apprendra à veiller jusqu'à pas d'heure. J'aurais peut-être dû me maquiller pour limiter les dégâts et me donner un soupçon de bonne mine.

— Ouais je...

— Alba, tu es toute pâle, s'alarme-t-elle en déposant sa paume contre mon front.

Aussitôt, mes yeux s'écarquillent.

— Oh, mais quelle idiote ! se blâme-t-elle. C'est le dernier truc à dire à quelqu'un. Je sais que ça angoisse les gens quand on dit ça. Désolée. Oublie ce que je t'ai dit. Tu es... ravissante.

Ici et maintenant (SOUS CONTRAT D'ÉDITION)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant