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Dans la cour quand on joue aux cow-boys et aux Indiens, moi je veux toujours être un Indien.
Pas à cause de la vague ressemblance entre nos gueules, loin de là, mais parce que je sais qu'ils sont dans le bon. Des hommes opprimés, courageux, qui se dressent contre l'agresseur sans pitié.
—Les Indiens c'est des sauvages qui scalpent les gens, disait Camille d'un air savant.
—C'est marrant, avais-je répondu.
—Nan, c'est dégueu.
Moi ça me faisait beaucoup rigoler. Ces gens avaient pillé des villages, tué des gens, brûlé des tipis, et en punition on leur enlevait leurs cheveux ? C'était plutôt marrant comme revanche. Pendant un instant je me suis surpris à imaginer Camille la tête scalpée, et j'ai eu un fou rire en plein milieux du cours. Ce qu'elle serait moche comme ça!
—Mehdi, sors un peu te rafraîchir les idées.
—Oui madame.
Toute ma vie je serai un Indien. Parce qu'un Indien ça avait des valeurs, une culture à défendre, une fierté. Des flèches contre des balles, même s'il devait mourir à la fin, il préférait se battre pour ce qui lui semblait juste, pour la liberté.
Les racistes en fait, c'est un peu comme les cow-boys d'Amérique. Lâches, odieux, arrogants, faibles d'esprit et moches. Moches avec ou sans scalp. Tous les méchants dans les films sont représentés comme ça, mais même dans les films avec de beaux cow-boys soi-disant courageux je n'arrive pas à ne pas voir une certaine laideur sur leurs visages.
C'est l'injustice qui rend laids même les plus beaux visages. Et c'est le sentiment de supériorité qui rend méprisable même les gens les plus sympathiques.
Ce dégoût pour les dominants a toujours fait partie de ma vie. Les cow-boys en Amérique, les colons en Algérie, les policiers dans les grandes villes. On peut tous leur trouver des points communs.
Déjà, la violence. Qu'elle soit physique ou immatérielle, elle est là, visible au grand jour et aux yeux de tous, mais invisible aux yeux des non concernés.
"—Les policiers sont là pour nous protéger"
—Oui, mais qui est là pour nous protéger d'eux ?"
Je n'avais pas compris tout de suite cette phrase prononcée par Saïd dans le film "La Haine". Peut-être parce que je ne connaissais encore rien de la vie. J'ai donc demandé à papa pour être sûr, et il m'a tout expliqué.
Il a utilisé des termes comme "contrôle au faciès", "garde à vue", "bavures", etc. Il a aussi parlé d'une matraque qu'on aurait mise dans les fesses de quelqu'un, mais j'ai pas trop pigé l'histoire, et puis je préférais pas savoir.
"Chaque fois il faut attendre qu'il y ait une catastrophe pour qu'on se demande s'il y avait eu bavure ou pas.", avait-il dit.
Y'a quand même des bons flics qui ont jamais rien fait de mal je pense. En tout cas j'espère. Mais d'après tout ce que j'ai pu entendre, on dirait pas.
Cow-boy ou indien ? Indien.
J'ai jamais compris comment on pouvait rien que penser à répondre autrement.
Bref, on est là pour parler de ma vie. De ma vie de p'tit Fralgérien, de métis friand d'égalité et rêvant d'un avenir radieux.
Mehdi, ou un petit Français qui ne correspondait pas aux critères imposés. Un petit Français qui voulait aimer la France, sa moitié, autant qu'il aimait l'Algérie, son autre moitié.
Car normalement on ne choisit pas entre papa et maman, n'est-ce pas ?Mais apparemment la société ne l'aimait pas. La télé ne l'aimait pas. L'école ne l'aimait pas.
Je suis qu'un gosse, moi. C'est pas facile de ne pas tenir compte de tout ça. C'est dur de se construire dans un climat de méfiance, de jugements et de préjugés à la noix.
J'ai mal à ma France, et ça, je vous le confie à vous, comme un chuchotement du vent dans les palmes d'un dattier. Je vais pas me mettre à le crier sur tous les toits, parce qu'on va peut-être me lancer des "rentre chez toi si t'es pas content !". Sauf que c'est ici chez moi.
J'ai mal à ma France, comme un footballeur honnête face à un joueur qui simule. J'ai rien fait, j'ai rien touché, j'étais juste là sans bouger et on me reproche d'avoir porté atteinte à des gens. Les injustices, ça me donne envie de tout casser, mais on n'est pas sur un terrain de foot et tout le monde me prendrait pour un fou, alors je garde tout bien enfoui sous ma peau bronzée.
Je garde tout parce qu'on ne peut pas changer une société à nous tout seul. Je voulais faire de la musique, mais j'écris pas assez bien pour exprimer mes idées. Du coup j'abandonne.
D'ailleurs, là, c'est ma grande sœur Sofia qui écrit ce que vous êtes en train de lire. Et elle l'écrit sans que je le sache, parce qu'elle sait que je vais la tuer si je l'apprends. Mais bon. Si elle le fait c'est qu'elle pense que c'est nécessaire.
Moi je sais plus. Je suis perdu.
En fait, j'ai plus envie de me battre pour ce qui est normal.
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LE CHANT DU COU(s)COU(s)
Short Story- Papa, j'aime pas trop la France. C'est quand qu'on part au bled ? Parce que les enfants peuvent dire tout haut ce qui ne va pas autour d'eux, mais que personne ne les écoute jamais. | histoire basée sur des faits réels |