IV

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La première chose que je fais à chaque fois que je pénètre dans une pièce, c'est d'ouvrir l'une de ses fenêtres si elle ne l'est pas déjà. Cette habitude paraît toujours bizarre pour les personnes qui ne me connaissent pas vraiment, et je peux comprendre. 

Mais quelle ne fût pas ma surprise, deux jours plus tard, dans mon bureau, lorsque Jimin entre au même moment où j'ouvre la fenêtre la plus proche et me sonde de son regard impénétrable. 

- Vous avez un problème avec la climatisation? Vous faites ça dans chaque salle! 

- C'est pas quelque chose que je peux contrôler. 

Je suis sur la défensive, et je pense qu'il le ressent à la tonalité de ma voix. Mais comment pourrais-je lui expliquer quelque chose d'aussi complexe? Il comprendrait, pour sûr, mais si je dis cela à qui que ce soit, on me classerait immédiatement dans la catégorie monstres à bannir de la société. Pas très reluisant comme statut. 

- Oh? Un petit toc? 

- C'est ça... je souffle. 

- Vous êtes bizarre, mais c'est pas grave. En attendant, la supposée attaque est aujourd'hui. Voulez-vous des nouvelles?

- Elles sont bonnes ou mauvaises?

Je sens déjà le poids de la lassitude entraver mes épaules. 

- Plutôt bonnes. Pour l'instant, aucun événement ou personne suspecte détectée. 

- Il faut rester sur vos gardes, mais je suppose qu'il était inutile de le rappeler. 

- Effectivement. 

Il me salue puis referme la porte derrière lui avec douceur. 
Je dévie mon regard vers le cadre posé sur la surface boisée de mon bureau. Moi, petite, les deux dents de devant portées disparues, enlaçant ma soeur dont les couettes de part et d'autre de sa tête se balancent joyeusement. C'était deux jours avant. Mais nos sourires et nos rires ne laissaient rien présager.
C'était une belle journée de printemps. Nous étions en vacances depuis une semaine lorsque nos parents nous ont amenés sur une petite île tropicale. Ma soeur et moi étions folles de joie. Du sable plein les cheveux, de l'eau de mer dans les oreilles, les deux soeurs inséparables étaient au paradis.
Le calme avant la tempête comme on dit.
La maison que nos parents avaient loués donnait directement sur la petite plage. Maman nous a appelé depuis la baie vitrée, et nous sommes rentrées. Elle nous avait promis un bon petit goûter composé d'ananas et de mangues fraîches. Que demander de mieux?
Le soir venu, Romy et moi nous aspergions d'eau froide dans la baignoire. Je n'entendais rien de ce qui provenait du séjour, et il en était de même pour ma soeur, je suppose. Elle aurait réagi, sinon. Elle était plus vieille que moi, j'avais placé en elle une confiance aveugle. Elle me protégeait envers et contre tous.
Une heure plus tard, nous étions tout sauf propres, mais peu importait, l'eau nous avait glacé sur place. Les lèvres de Romy étaient bleues  alors que mes pommettes avaient perdues leurs couleurs rouge.
Ma soeur hurlait à tue-tête dans la salle de bain pour que Maman vienne nous apporter nos serviettes. Une quinzaine de minutes plus tard, Maman n'était toujours pas là. J'avais peur, ça me prenait les entrailles et j'avais envie de vomir. Les larmes dévalaient mes joues alors que mon corps tremblait de froid. Romy a vu dans quel état j'étais, alors elle est sortie de la baignoire et m'a fait signe de faire de même. Je me suis assise sur le sol, les bras autour de mes genoux. Romy m'a enlacé en me chuchotant des paroles réconfortantes. Puis, ces quelques mots, que je n'aurai jamais dû écouter.

- Ne sors pas de la salle de bain tant que je ne serai pas revenue avec les serviettes, d'accord ? 

J'ai hoché de la tête faiblement, et j'ai suivi des yeux son petit corps sortir de la salle de bain sans un regard en arrière.
Une flaque avait commencé à se former autour de moi et je ne voulais qu'une chose: m'essuyer. Mais les serviettes étaient dans les bagages et nous n'avions pas le droit d'y toucher car à chaque fois nous y mettions le bazar. J'avais finalement aperçu un peignoir accroché derrière la porte. Je l'ai enfilé, mais alors que je nouais la ceinture, je sentis une odeur âcre. Une odeur de... fumée. Je n'en étais pas si sûre, mais je me disais que Papa avait encore fait brûler le gâteau au chocolat. Même trop cuit, il était étrangement bon.
Je posais une main sur la poignée de la porte, elle était brûlante. Je la retirai aussitôt, rougie et piquante par la chaleur.
Qu'est-ce qu'il pouvait bien se passer?
J'avais beau me marteler l'esprit avec les mots de Romy, c'est-à-dire de ne pas sortir, je ne pouvais pas rester là. Mon instinct me le criait.
Je jetais un coup d'œil à la pendule, cela faisait treize minutes que ma soeur était partie. Un peu trop long pour aller chercher de simples serviettes.
Je pris une profonde inspiration et, avec la manche de mon peignoir, abaissais la poignée brûlante.
Un nuage de fumée me frappa de plein fouet et une toux me prit, m'arracha les poumons. 

- Romy?  

Ma voix était enrouée alors que des petites larmes perlaient de mes yeux. Je ne pleurais pas de tristesse, la fumée se chargeait de me rendre triste par ses propres moyens.
J'errais dans la maison, et arrivais finalement dans le salon.
Tout était sombre, aucune fenêtre ni aucuns volets n'étaient ouverts.
Et au loin, je vis une énorme, immense, brûlante, orangée, rougeâtre, flamme qui ravageait tout sur son passage.
La fumée épaisse se frayait un chemin dans mon corps sans le moindre scrupule. 

- Romy! 

J'essayais de crier, mais presque aucun son ne sortait de ma bouche pâteuse. J'avais l'impression que mes membres, mon corps, mon cerveau, étaient anesthésiés. Je ne ressentais plus rien.
Mais il fallait que je retrouve Romy. Tout irait bien tant qu'elle serait là. Elle saura nous sortir de là. Mes gestes étaient lents, ma vision floue, mais je la cherchais dans toute la maison.
Puis vint l'horreur.
J'arrivais vers la chambre de Papa et Maman, mes yeux fouillaient devant moi, portés vers les portes du dressing entrouvertes.
Alors que j'arrivais près des battants, mon pied droit heurta quelque chose au sol. Je ne voyais rien avec la fumée, alors je m'agenouillais par terre. Je tâtais la chose de mes mains, puis les portaient un peu plus haut.
Des cheveux?
Un peu plus bas.
Non.
Ma main s'était serré autour du collier d'argent que Romy portait tous les jours. Papa lui avait offert il y a dix ans de cela. Je serrais tellement le pendentif entre mes mains que mes ongles avaient transpercés la chaire de mes mains alors que le sang tombait à petites gouttes sur la moquette recouverte de cendres sombres.
Et j'ai hurlé.
Et j'ai pleuré.
J'avais toujours le collier entre mes mains lorsque je me traînais jusqu'à la porte d'entrée. Elle était toute aussi fermée que n'importe où.
Je tendis une main tremblante vers la fenêtre. J'essayais de l'ouvrir de toutes mes forces. Je paniquais tellement que je n'avais pas vu qu'il fallait simplement soulever le loquet. Je m'arrachais les ongles contre le bois des fenêtres. 
Il fallait que je sorte.
Pas que je pense au corps de Romy inconscient dans la chambre des parents.

Mais ce n'est qu'une fois que j'atterris sur le sol herbeux en-dessous de la fenêtre que je me posais la question qui me hantera à vie: aurai-je pu sauver Romy? Peut-être n'était elle s'évanouit, à cause de la fumée toxique. Pourquoi l'avais-je abandonné si facilement ?
La réponse était simple, je n'étais qu'un monstre.

Et les cicatrices sur mes mains me le rappelaient tous les jours.

Pinky Promise -J.PKOù les histoires vivent. Découvrez maintenant