lettre 08

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⠀⠀⠀⠀Dorothée,

J'ai beaucoup pensé, beaucoup, à m'en donner mal à l'estomac. Cet été est affreux. J'ai pourtant essayé de ne pas rêver de prendre des coups de soleil à tes côtés, alors que ta peau à toi risquait moins que la mienne de cramer ; de ne pas regretter des coups de colère flamboyants ; de ne pas songer à tes ronflements la nuit, qui m'empêchaient de m'endormir. J'ai essayé de ne pas penser à tes défauts, que ton absence m'a appris à aimer, et à vouloir revoir. J'ai essayé, mais c'est comme si je n'étais plus que l'écho de moi-même, dont tu es la voix ; or, tu n'es plus là.

Alors, me voilà vide, une poupée de porcelaine abîmée, qui n'a plus d'yeux que pour voir, et non plus pour regarder ; qui n'a plus de nez que pour sentir, et non plus pour humer ; qui n'a plus de bouche que pour manger, et non plus pour te goûter ; qui n'a plus de lèvres que pour un sourire fané, et non plus plus pour embrasser chaque parcelle de toi ; qui n'a plus de corps que pour se mouvoir, de cœur que pour vivre, de mains que pour battre l'air, avec désespoir, car je n'ai plus ta peau brune à palper sous mes doigts blancs, je n'ai plus que le néant, qui s'étend, qui m'ouvre ses bras et m'offre une éternité de sommeil.

Je ressasse, comme tu le vois. Mes parents pensaient que le temps allait m'aider, qu'écrire allait me libérer, mais t'écrire, était-ce vraiment la solution ? Pourquoi les autres pensent toujours savoir ce qui est le mieux pour moi ? Pourquoi tout le monde croit toujours connaître mieux que toi ce dont tu as besoin, alors que, toi-même, tu n'en es pas sûre ? Pourquoi aider les autres lorsque l'on ne s'aide pas soi-même ? Pourquoi aimer les autres lorsque l'on ne s'aime pas ?

Pourquoi blesser les autres alors que l'on peut se faire soi-même souffrir ?

Je sais, tu aurais tiqué à cette phase. Tu as souffert, je le sais, Dora. Je ne l'oublie pas. Mais mes épaules sont frêles, je n'ai pas tant vécu que j'endure l'indicible. Comment suis-je supposée lutter ? Comment suis-je supposée me relever ? Pourquoi le devrais-je si tu n'es plus là ? Tu me manques, Dorothée. Nous n'avons pas assez vécu, bien que l'impression est tenace que ma vie se résume à toi et moi et que je n'avais pas encore existé avant de te rencontrer.

Je nous voyais déjà, toutes deux, vivre et grandir et nous aimer, pour davantage que ce que nous montraient nos vies respectives. Si je l'avais pu, je t'aurais épousée — si tu me l'avais demandé... Cependant, nous n'avons que, enfin nous avions à peine seize et dix-sept ans. Tu te rends compte ? À quelques mois près, nous aurions été libres ! plus de lycée — que nous ne voyions déjà plus depuis le début du confinement de toute manière ! plus de parents ! les études  d'art et de lettres !

Nous aurions été biens : heureuses et amoureuses. Puis, cela est arrivé : la fin. Était-ce un coup du destin ? Un truc à la « mauvais moment au moment endroit » ? Mais non : il n'y pas de hasard, que des rendez-vous, et je crois Éluard. C'est que tu avais le plus éminent et fatal rendez-vous ce jour de mai, dans ce cas. Une rencontre qui me rend amère et toute pleine de chagrins inconditionnels.

Cette rencontre, tu aurais dû la refuser, t'en détourner et revenir vers moi : je t'aurais aidée, je t'aurais aimée comme tu en avais tant besoin ! Je t'aurais protégée, je t'aurais apporté de la joie, de la tendresse, un avenir ; j'aurais pu être ta lumière dans les ténèbres, la main qui essuie tes larmes, les doigts dans tes cheveux, le bras autour de tes épaules, le corps embrassant le tien. J'aurais fait n'importe quoi pour toi, et j'en ai cure du niveau de malsaine dépendance que cela peut illustrer !

J'allais bien, tu allais bien, nous allions tous biens, même ta foutue mère dans sa baraque maudite. Ta mère, Dorothée, cette pernicieuse...

Mais j'aimerais te poser une question : tu m'avais dit que tu la détestais, que tu n'attendais que le moment où tu pourrais quitter ta maison et ne plus la voir jamais, alors pourquoi, pourquoi tu es revenue la voir au bout de la quarantaine ? Pourquoi courir vers la mort, alors que tu dansais avec la vie ?

⠀⠀⠀⠀Violette, en peine.

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