Prologue

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Trente-huit étages. Cent vingt-neuf mètres de hauteur. Tout ça sans ascenseur.

J'ai beau avoir fait de la montée de la tour Pleyel un de mes rituels, arriver jusqu'au toit n'est toujours pas une promenade de santé. J'attribue ça à la nicotine et à toutes les autres substances qui encrassent mes poumons. Mais paradoxalement, l'effort me fait du bien. Mes cuisses me brûlent, l'air me manque, mais je vois ça comme un défi personnel, et je ne prends jamais de pause. Je compte les marches. Cent soixante-dix. Cent soixante-et-onze. Cent soixante-douze. Un métronome.

Mon téléphone se met à sonner, mais je l'ignore. Seules deux personnes au monde sont susceptibles de m'appeler, et nous vivons sous le même toit : ma demi-sœur, Daphné, ou mon beau-père, Thierry. Je n'ai pas de père, ni d'amis, et je vis très bien comme ça. Quant à ma mère - notre seul lien, à Daphné et moi -, elle sait que je la déteste, c'est pour ça qu'elle évite soigneusement d'entrer en contact avec moi.

Je suis arrivée sur le toit. C'est mon endroit préféré. J'ai pris l'habitude de m'y réfugier quand tout déconne dans ma vie, et ça commence à devenir de plus en plus fréquent depuis l'été dernier. Depuis que je suis revenue vivre ici.

En ce vendredi d'avril, un jour de cours que j'ai pris soin de sécher, le temps est humide et lourd. Le ciel semble à deux doigts de frôler le sommet de la tour. Depuis mon poste d'observation, sur la balustrade, j'ai une vue imprenable sur Saint-Denis. J'aime ne rien faire d'autre que de regarder les nuages titiller les gratte-ciels. A moins que ça ne soit les gratte-ciels qui titillent les nuages.

La lumière est intéressante, avec le soleil déclinant. Je sors mon téléphone et prend en photo la vue, sans bouger d'où je suis. On voit même le garde-fou se refléter dans une flaque d'eau sur le sol. Sans la retoucher, ni même la regarder une seconde fois, je la poste sur Instagram. Je ne fais pas ça pour les likes, je n'ai qu'un seul abonné. J'aime simplement prendre en photo les paysages, les objets, sans aucune considération esthétique, et avoir un endroit où les stocker. Je préfère quand mes sujets ont des défauts. Ça colle beaucoup plus à la réalité que tous ces clichés retouchés qui essaient de faire miroiter une vie illusoire. A mon grand dam, je tiens de ma mère ce goût pour la photo.

La tour Pleyel est un des nombreux édifices désaffectés de la banlieue parisienne, et le plus haut du département. Elle est en train d'être restructurée en bureaux depuis quatre ans ; c'est pour ça que je suis toujours tranquille quand j'y vais et qu'elle a un look de film d'horreur. L'endroit est sombre, sinistre, abandonné, tout en pierre, avec pour seul mouvement celui de l'eau sur le sol, vomie par les gouttières le long des murs. D'ailleurs, à la place où je suis, elle risque de me tremper. Je n'attache aucune importance à mes fringues - mes Vans noires pourries en ont vu d'autres -, mais il gèle sur la balustrade, donc je me réfugie à l'abri sous le toit. Je m'assois sur un semblant de muret défoncé, qui surplombe la mare d'eau, et je sors mon téléphone.

Celui-ci me rappelle à la réalité en émettant un bip. J'ai un appel manqué - Daphné, sans surprise - et un message vocal. D'habitude, j'ignore tous les appels. Mais Daphné ne laisse jamais de message vocal.

J'ai une étrange boule dans la gorge, sortie de nulle part. Je ne sais pas ce qui me prend. J'ai envie d'ignorer ce message, comme tout le reste. Mais je sais que je dois l'écouter. Daphné ne laisse jamais de message vocal.

Je clique. J'entends son sanglot, puis sa voix brisée.

« Lola... Rappelle-moi, s'il te plaît. Rappelle-moi. »

Elle prend une grande inspiration.

« Maman est morte. »

Silence interminable. Fin du message.

Le vent me souffle au visage comme pour me narguer. Je garde le regard fixé sur mon téléphone, hébétée, puis la boule dans ma gorge explose dans tout mon corps. « Lola. » Je ferme les yeux brièvement, puis les rouvre. « Maman est morte. » Le message retentit par échos lancinants dans ma tête, pour m'obliger à accepter la vérité qui vient de me tomber dessus. Un flot d'images, trop rapide pour que je puisse en saisir la substance, envahit mon esprit jusqu'à m'en aveugler. Je prends conscience que je suis debout, de retour sur la balustrade, sans savoir à quel moment mes muscles ont agi pour me déplacer. Je m'avance au bord du ruissellement d'eau, face à la barrière.

Mes poings se ferment malgré moi. Je n'éprouve pas de tristesse. Je ne suis plus que haine et désespoir.

Et je hurle dans le vide jusqu'à m'en arracher les poumons.

Cette obscure clarté [Skam France saison 6]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant