7. Quelqu'un d'exceptionnel

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Je n'ai aucun souvenir du jeudi qui précède le jour J. Il m'arrive régulièrement de faire des black-out quand je bois trop. Et effectivement, j'ai le vague souvenir d'avoir pris la décision de sécher les cours pour me soûler la gueule à la vodka de l'épicerie du coin jusqu'à en frôler le coma. Mon seul moment de lucidité arrive le soir, dans ma chambre, au moment où Benny m'envoie un message :

« Bon courage pour demain »

J'ai dû lui écrire bourrée, parce que je ne me rappelle pas lui avoir mentionné l'enterrement, ni la mort de ma mère. Je réponds :

« Pour quoi ? »

« Ben... quand même »

Il parle donc bien de l'enterrement.

« Ça a pas de valeur pour moi ce genre de cérémonie à la con où il y aura des gens qui la connaissaient même pas »

Il ne répond pas. J'ajoute :

« Tu veux pas venir toi ? »

J'aurais bien besoin d'un peu de compagnie. Il me laisse avec cette réponse mystérieuse :

« Je serai avec toi ! »

Je l'espère, Benny. Je l'espère vraiment.

Juste avant de me coucher, je me lave les cheveux, ce qui n'a rien d'extraordinaire pour toute fille normalement constituée, mais qui relève du miracle pour Lola Lecomte. Puis je m'allonge dans mon lit, la flasque de ma mère posée sur ma poitrine, en me préparant pour l'énième nuit blanche qui s'annonce.

Ma tenue pour l'enterrement ne diffère en rien de d'habitude, mais je fais l'effort de porter un cardigan sous mon bomber, ainsi qu'un pantalon qui tienne à peu près la route. Je ne porterai pas ma veste dans l'église, mais je tiens à l'avoir sur moi. Le froid en est la raison officielle. La raison officieuse est soigneusement dissimulée au fond de la poche.

Je coiffe mes cheveux avec plus de soin que tous les autres jours - ce qui veut dire que je les coiffe tout court, en fait -, mais pour le reste, je refuse de me donner un visage qui n'est pas le mien. J'enterre peut-être ma mère, mais elle reste Julie Lecomte, cette étrangère que j'ai arrêté de reconnaître depuis des années.

Peu après seize heures, Thierry, Daphné et moi, vêtus solennellement, quittons la résidence en voiture pour nous rendre aux pompes funèbres. Maman est prête, déjà installée pour toujours dans sa boîte en bois qu'on a placée dans le corbillard. Je réalise un peu trop tard que je ne me souviens pas de la dernière fois que je l'ai vue en chair et en os. Savoir qu'elle n'est qu'à quelques mètres de moi mais sans l'être, réduite à l'état d'une enveloppe corporelle vide, me donne la nausée. A côté de moi, Daphné éclate en sanglots et se raccroche à moi pour ne pas s'effondrer. Je suis obligée de la ceinturer pour la stabiliser, mais elle n'a pas conscience de l'épreuve psychologique qu'elle m'inflige. Quand une personne pleure dans les bras d'une autre, cette dernière a l'obligation de rester forte, pour maintenir l'édifice debout. C'est, à mon avis, le rôle le plus difficile à assumer.

Nous suivons en voiture le corbillard jusqu'à l'église. Le trajet se déroule dans un silence de mort - sans jeu de mot morbide. Thierry garde les yeux fixés sur la route comme si sa vie en dépendait. Chaque virage est ponctué des reniflements de Daphné, qui m'a finalement lâchée.

Nous sommes bien sûr les premiers arrivés à l'église. Je trouve ça ironique d'organiser à ma mère des funérailles religieuses alors que je suis certaine qu'elle n'a jamais cru en Dieu. Voilà un autre de nos rares points communs. Pendant que les hommes du corbillard s'occupent de porter le cercueil à l'intérieur, un prêtre à la peau noire et aux tempes grisonnantes nous accueille et nous indique nos places, sur la première rangée de bancs. Le cercueil est installé dans le chœur, devant l'autel, orné de la composition florale dénuée de freesias que m'avait montrée Daphné mardi.

Cette obscure clarté [Skam France saison 6]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant