Chapitre 2

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        Tout en marchant en direction du village avec son panier sous le bras, Belle chantonnait, la tête ailleurs, incapable de se défaire du rêve qu'elle avait fait. Les habitants s'activaient déjà à leurs activités quotidiennes, et la jeune femme saluait les passants qu'elle croisait, bien qu'elle sût qu'ils la trouvaient étrange. À vrai dire, elle aussi, les trouvait étranges. Parfois, elle avait envie de discuter, de ses lectures principalement, mais les villageois avaient d'autres occupations que de lire. Quand il lui arrivait de converser avec eux, il s'agissait surtout d'échanges de courtoisie dans les commerces.

        Il n'y avait guère qu'auprès de son ami le libraire qu'elle se sentait comprise. Ce dernier lui proposait parfois une boisson chaude, et ils discutaient tous deux des romans qu'ils avaient aimés. Après avoir acheté du pain frais et un croissant, Belle se rendit dans la petite boutique pour rendre au libraire l'ouvrage qu'il lui avait prêté la veille. Elle souhaitait en emprunter un autre et savait déjà lequel choisir : celui dont elle savait chaque détail de la couverture, dont elle aimait humer l'odeur des vieilles pages, celui dont l'intrigue et le dénouement, qu'elle connaissait pourtant par cœur, la fascinaient toujours. Juchée sur l'échelle mobile, elle attrapa le volume en question et rit lorsque le libraire lui rappela combien de fois elle l'avait déjà lu.

Belle se lança alors dans un discours enflammé expliquant pourquoi ce livre était son préféré. Devant tant de passion, le vieil homme décida de le lui offrir, et le sourire que lui rendit Belle l'emplit de joie. Ne voyant pas grand monde dans son petit magasin, il avait développé une affection particulière pour la jeune femme. Elle allait pousser la porte, après avoir remercié mille fois le libraire, lorsque celui-ci lui proposa de rester un peu. Il semblait soudainement plus sérieux qu'à l'accoutumée, les traits presque graves, et Belle craignit une mauvaise nouvelle.

     « Veux-tu une tasse de thé ? J'étais en train de m'en préparer. Je serai ravi de partager un petit moment avec toi. Il faut que je t'en parle.

     — Avec grand plaisir. Merci beaucoup monsieur. »

    Belle s'installa sur le confortable fauteuil près d'une petite table ronde au milieu de laquelle, sur un joli napperon, siégeait un bouquet de fleurs sauvages embaumant la pièce. À ce doux parfum, venaient s'ajouter les arômes de thé parvenant de la cuisinette, qui rendait l'atmosphère de la pièce encore plus paisible. La jeune femme se sentait ici comme dans un cocon. Elle couvait des yeux les rayonnages, émerveillée par tant de mondes accessibles, juste là, sur les nombreuses et hautes étagères de bois sombre qui grimpaient jusqu'au plafond. Elle attendait sagement quand une drôle de pensée survint. « Cela ne s'est pas passé ainsi la dernière fois. »

      Mais quelle dernière fois ? Elle éprouva une sorte de déjà-vu, mais légèrement différent. Quelque chose était comme changé. Elle n'avait décidément pas assez dormi : la fatigue l'amenait à penser n'importe quoi. Après une bonne tasse de thé et ses emplettes, elle rentrerait dire au revoir à son père, finirait ses tâches et irait se délasser avec ce livre qui était désormais le sien. Peut-être devrait-elle même dormir un peu. Peut-être était-ce pour cela que son ami lui paraissait subitement préoccupé.

Le libraire revint avec un plateau et un paquet enveloppé de papier marron. Il disposa le tout sur la table et entreprit de servir le thé ainsi que de petits biscuits. Belle prit la délicate tasse de porcelaine entre les mains et murmura « Zip », mélancolique, sans savoir ce que cela voulait dire.

    — As-tu dit quelque chose, mon enfant ?

    — Non, monsieur, je pensais à voix haute. Je suis juste un peu fatiguée. Vous savez, mon père va à la foire demain, et il n'a que moi pour l'aider à la maison... Et surtout, j'ai encore lu une bonne partie de la nuit. »

Le vieux monsieur sourit et ôta ses lunettes en avançant le paquet brun sur la table.

    — Mais... Qu'est-ce que c'est ? demanda la jeune femme dont la curiosité avait été piquée.

    — Un livre très ancien, on ne sait même pas qui l'a écrit ! Je viens juste d'y penser, en te regardant sortir de ma boutique... Je pense, je suis même sûr, qu'il pourrait t'intéresser.

     — Mais le papier n'a même pas été déballé.

     — Prends-le, ouvre-le chez toi, et garde le. »

Belle fut surprise. Bien que son ami fût d'un naturel généreux, il venait déjà de lui offrir un livre. Elle ne pouvait pas en accepter un deuxième, c'eût été malpoli.

     « Combien coûte-t-il ? demanda-t-elle.

     — Pour toi, Belle, rien du tout. Tu devrais l'avoir près de toi. Mais ne l'ouvre pas avant d'être chez toi.

     — Vous êtes si mystérieux ! se mit-elle à rire. Mais c'est trop, vous êtes trop gentil. Je ne peux pas...

     — Oh, ma chère ! Il y a bien des mystères en ce monde, mais je crains de ne pas en faire partie. Je suis un vieil homme qui range les mystères sur des étagères et qui les fais parvenir à qui peut comprendre. Celui-là, personne ne l'achètera jamais. Prends-le. Maintenant, file ! Je sais que tu reviendras me voir bientôt. »

Belle posa la tasse blanche sur le plateau, mis le paquet dans son panier et garda son roman préféré en mains. Elle se leva et déposa une bise affectueuse sur la joue du libraire qui la regarda partir dans la ruelle.

      Dès qu'elle fut à quelques mètres, elle se retourna pour le saluer à nouveau, mais il avait clos la porte et affiché l'écriteau « fermé ». Elle se dirigea alors vers la fontaine où elle s'installa quelques instants pour feuilleter son si précieux livre. Oubliant les débuts de cette étrange matinée, elle se laissa aller à la rêverie en tournant les pages, bercée par le rythme de l'eau.

Le dernier pétaleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant