Chapitre 9

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     Alertée par les bêlements de souffrance d'une de ses chèvres, Belle ferma son livre et se précipita dans l'étable. L'animal, au terme de sa gestation, essayait de donner naissance, mais son chevreau semblait être en difficultés. Belle comprit qu'elle n'avait pas d'autre choix que de revenir au village pour y chercher le vétérinaire : la bête ne parvenait pas à mettre bas sans assistance, et sa vie pouvait être en danger ainsi que celle du petit.

     Si une grande fête était donnée sur la place, alors le docteur y serait certainement ! Belle trouva le village en pleine effervescence malgré les légers flocons qui tournoyaient et tombaient délicatement. Les habitants buvaient du vin chaud en dansant au son d'un orchestre sous des guirlandes de fanions colorés. La jeune femme fît trois fois le tour de la fontaine en détaillant le visage de chaque personne, mais elle ne vit pas le médecin. Soudainement, en se retournant, elle heurta un grand gaillard au milieu de la foule : le fils du vétérinaire prenait une pause entre deux valses au bras de sa fiancée en dégustant une pâtisserie.

     « Bonsoir Julien ! s'exclama-t-elle. Je suis à la recherche de votre père. J'ai absolument besoin de son aide.

     — Bonsoir Belle ! Quelle surprise de vous voir ici ! Mon père ? Il se trouve chez Gaston. »

     Dans la taverne, le vétérinaire était installé à une table où il jouait aux cartes en buvant une pinte de bière. Belle le remarqua dès qu'elle poussa l'épaisse porte en bois, car il était assis tout près de l'entrée. À l'intérieur, l'atmosphère ne laissait guère présager l'hiver tout proche : il régnait dans la grande salle une chaleur étouffante, répandue notamment par une immense flambée dans la cheminée. Là, près de l'âtre, un monumental fauteuil recouvert de peaux de bêtes accueillait le propriétaire de l'établissement, Gaston, qui discutait avec une vieille femme toute vêtue de noir. Tournant le dos aux habitués, il n'aperçut pas Belle qui pénétrait son antre.

     La jeune femme éprouva un soulagement qu'il fût occupé : il eût été capable d'interpréter sa venue comme le signe d'une éventuelle attirance. Elle s'approcha des joueurs au moment où l'un d'eux jetait ses cartes sur la table en traitant les autres de tricheurs. Le vétérinaire, quant à lui, demeurait stoïque, visiblement peu affecté par la réaction de son compagnon éméché. Il étira ses jambes et but une nouvelle gorgée de bière avant de laisser son regard balayer la salle et tomber sur Belle. Surpris de la voir dans ces lieux, il lui fit un signe, l'invitant à le rejoindre.

     « Bonsoir Belle ! Que fais-tu ici ?

     — Bonsoir monsieur. Je vous cherchais ! Une de nos chèvres n'arrive pas à mettre bas toute seule... Je vois que vous êtes occupé, et je suis désolée de vous déranger, mais je vous en prie, j'ai peur qu'elle ne survive pas... »

     Le docteur vida d'un trait le contenu de sa chope et attrapa son par-dessus pour suivre Belle. Alors que tous deux s'apprêtèrent à quitter la taverne, la vieille femme en noir les devança, s'arrêta un instant à leur hauteur, scruta la jeune passionnée de lecture, puis ouvrit la porte et s'enfonça dans la nuit. À son passage près d'elle, Belle avait senti un frisson la parcourir de part en part. Elle frotta ses bras pour en faire disparaître cette soudaine chair de poule mais ne parvint pas à se défaire d'une étrange impression. Comme si cette soirée n'eût pas dû exister...

     De nouveau, Belle songea que la journée ne se déroulait pas comme « la dernière fois ». Avant que Gaston ne se retournât et pût constater sa présence, elle sortit de la taverne au bras du vétérinaire.

Le dernier pétaleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant