Le dernier pétale

Chapitre 13

     Malgré toute son imagination, Belle ne comprenait pas. Que cela signifiait-il ? Pourquoi un libraire eût-il été choisi pour protéger un ouvrage magique ? Pourquoi une simple jeune femme comme elle devait-elle posséder ce livre ?

Le vieil homme, comme s'il entendait les pensées de Belle, continua : « Dans ma jeunesse, tandis que je voyageais à travers le pays, je suis tombé très malade. J'étais seul sur les routes, et bien sûr, je n'avais pas de quoi payer un médecin. J'ai dû m'évanouir à un moment, je ne me souviens que de mon réveil dans un hameau habité uniquement par des femmes : des magiciennes et des sorcières blanches...

     « Quand j'ai été guéri grâce à ses soins, l'aïeule m'a demandé un service en retour. Je devais garder cet ouvrage loin des regards maléfiques, et le donner à « celle qui saura le lire ».

     — Je comprends mieux pourquoi vous l'avez caché, mais je ne parviens pas à saisir pourquoi vous me l'avez offert. Quel est le rapport avec moi ? N'importe qui peut lire ces lignes et observer les illustrations. Je n'ai aucun pouvoir...

     — Mais si, voyons ! l'interrompit le libraire, soudainement exalté. Tu es la briseuse de sort ! »

     Le regard de la jeune femme se posa alors sur le manuscrit ouvert. Sur le papier, le château de son rêve avait été dessiné avec une minutie incroyable. « La briseuse de sort », se répéta-t-elle. Cela n'avait pas le moindre sens, et pourtant, toute une partie d'elle pressentait là une vérité qu'elle ne parvenait pas à éclaircir. N'était-ce pas, justement, ce qu'elle avait fait dans ce délicieux songe ? Ramener un prince ensorcelé à sa véritable apparence ? Apporter la vie à cette demeure restée si longtemps glaciale ? Car elle n'avait plus de doute à ce sujet : elle était cette jeune femme qu'elle avait eu en songe, celle qui avait épousé le prince. Mais comment son ami le libraire pouvait-il bien le savoir ? De nouveau, sans que Belle ne posât la moindre question, le vieil homme enchaîna :

     « Belle, mon enfant, dit-il en prenant délicatement les mains de la jeune femme dans les siennes, la plus petite des intentions est la manifestation d'un pouvoir : celui de ta bonté et de ta pureté d'âme. C'est ainsi que tu as levé l'enchantement de ce château que tu me montres.

     — La légende sous l'image dit que le roi de ce pays a accueilli, toute sa vie durant, de nombreuses prêtresses et magiciennes, leur offrant un asile. Mais il n'est pas question d'un enchantement. Par ailleurs, comment puis-je lever un sortilège ?

     — Hélas, non ! Ce recueil est trop ancien pour relater les sortilèges lancés ces dix dernières années. Mais l'aïeule de la communauté m'a aussi offert le don de sentir les présences démoniaques, et je peux t'assurer qu'une ombre plane sur ce château maudit comme sur notre petit village. Quelqu'un a fait appel à Guébina, et elle ne partira pas avant d'avoir obtenu son dû.
Quant à comment briser un sort, tu le sais déjà Belle. Tu l'as déjà lu dans ces livres que tu aimes tant : il n'y a que l'amour véritable qui puisse défaire la magie noire. »

Le libraire prit une pause pour déguster un peu du thé qui refroidissait dans sa tasse, il inspira profondément et laissa son regard errer un instant. La jeune femme, quant à elle, était bousculée par d'innombrables interrogations.

     Qui pouvait bien avoir invoqué la sorcière ? À quel dessein ? Que voulait cette dernière en retour ? Belle l'avait vue discuter avec Gaston dans la taverne la veille au soir, savait-il seulement qui était cette vieille femme en noir ou l'avait-il suppliée de lui apporter son aide pour de sombres projets ? Contrer Guébina par le pouvoir de l'amour véritable... L'amour devait être partagé pour avoir la puissance de détruire les sortilèges. Comment parviendrait-elle à se rappeler à la mémoire de la Bête ?

     « Je crains de ne pouvoir répondre à toutes tes questions, Belle. Je ne sais rien de plus que ce dont je t'ai fait part... Que puis-je faire pour t'aider ?

    — Puis-je emprunter votre cheval, s'il vous plaît ? »