Chapitre II

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Malgré tous mes efforts, les jours et les semaines sont passés sans que je ne puisse adresser la parole au capitaine. Lorsque je le croisais et que je tentais de le haranguer, il me rabrouait d'un "Excusez-moi, je n'ai pas le temps" ou bien " Nous verrons plus tard", et s'éloignait d'un pas rapide. L'équipage n'était pas en reste. Ils refusaient tout simplement de m'adresser la parole. Je ne savais pas si c'était les menaces du capitaine qui les faisait agir ainsi ou simplement du dédain envers moi. Après tout pour les plus anciens et les plus superstitieux, une femme à bord porte malheur. Heureusement il y en avait quelques-uns qui n'imitaient pas le comportement général. Il y avait tout d'abord Charles, le maître coq. Un homme bon vivant et toujours prêt à la plaisanterie. Il lui arrivait de me parler de l'auberge qu'il tenait en France. Mais celui que je côtoyais le plus était son apprenti : un jeune homme d'origine scandinave et qui portait le nom d'Asgeir Nielsen. C'était le seul sur le bateau à être mon cadet. Il était de taille moyenne et possédait de longs cheveux blonds qu'il nouait en queue de cheval. Loin d'être solidement bâti, il était d'une agilité incroyable et voltigeait entre les cordages lorsqu'il escaladait les mâts. Il venait d'une famille pauvre et s'était engagé dans l'équipage comme apprenti du maître coq pour rembourser les dettes de son père. Lorsque Charles ne lui donnait pas de travail ( ce qui était plutôt rare), il venait me rendre visite dans ma cabine et nous discutions pendant des heures. Nous nous retrouvions parfois la nuit également, lorsqu'il était de surveillance dans le nid-de-pie. Je montais en haut du mât avant et il m'apprenait à jouer aux dés et aux cartes. Il me parlait également des coutumes dans son pays et quelques mots de suédois. De mon côté j'étais heureuse de pouvoir lui parler de mon enfance à Brest et de ce que je savais de la noblesse. Je l'aidais à apprendre les quelques subtilités de notre language qu'il n'avait pas encore saisies. Il lui arrivait souvent de se tromper sur certains mots. Cela lui valait d'ailleurs les moqueries de la dernière personne qui m'adressait la parole. Un homme beaucoup moins courtois cette fois. Il s'agissait de Juan Quiroga, le quartier maître du bateau. Le vice et la sournoiserie incarnés. S'il y a une personne que je détestais plus que Jack Larsen sur ce bateau c'était bien Juan. Il ne loupait pas une occasion pour sortir une grivoiserie stupide à mon égard. Et depuis qu'Asgeir discutait avec moi, il l'avait également pris en victime et riait de son accent, entraînant dans ses railleries le reste des marins.

Un beau jour, alors que Juan se lançait dans une imitation médiocre de mon ami, le capitaine est arrivé sur le pont. Il a remarqué Juan et dans un accès de colère a fait passer une sale journée à son quartier maître. Celui-ci s'est retrouvé à devoir nettoyer tout le pont. Depuis ce jour il a arrêté ses moqueries à mon égard et à celui d'Asgeir. Mais je craignais le vice qui se tapissait au fond de lui. J'essayais d'ignorer les regards assassins dont il me gratifiait à chaque fois que je passais sur le pont. Asgeir quant à lui avait pris le capitaine en idole et ne cessait de le suivre afin de lui proposer son aide. Celui-ci semblait ravi du jeune moussaillon et le sollicitait souvent pour l'accompagner dans ses tâches. Bien que je le voyais toujours, ses visites étaient devenues plus rares. L'ennui rythmait mes journées.

Voilà comment étaient passé mes premiers mois de navigation. De mon coté je n'avais toujours pas avancé sur le livre. Je ne trouvais aucune inspiration. "Je ne dois pas être faite pour ça" pensais-je régulièrement. J'étais désespérée et je craignais que ce voyage ne fut qu'un gigantesque fiasco. Nous avions déjà passé la pointe de l'Afrique et nous naviguions dans l'océan Indien.

Une nuit de Juin, je suis sorti pour voir si je pouvais trouver Asgeir sur le pont. Malheureusement il ne semblait pas être de garde ce soir. Je suis alors restée sur l'avant du pont et je me suis accoudé à la rambarde du navire. J'observais la mer calme et je profitais de la mélodie de ses roulis. Toujours rien à l'horizon, nous étions au beau milieu de l'océan. Il faudrait encore deux mois pour atteindre l'île mystérieuse. Le vent s'était levé et le bateau filait à bonne allure. Nous avions eu de la chance, aucune tempête ne s'était mise sur notre chemin jusque-là. Soudain un bruit sourd a résonné sous mes pieds. C'était au niveau de la réserve. Autour de moi, personne ne semblait l'avoir entendu. Comme je n'avais rien à faire, j'ai décidé de jeter un coup d'oeil. "Peut-être que si je réussis à attraper un rat, le capitaine me prendra dans ses bonnes grâces" ai-je pensé. Je suis descendu dans la réserve et j'ai jeté un coup d'oeil entre les tonneaux d'eau et les caisses de provisions entassées. Aucune trace d'un quelconque rongeur. Mais une caisse s'était détachée et son contenu était maintenant éparpillé sur le sol. Aucun rongeur n'avait la force de faire cela. Je me suis alors dit qu'un membre de l'équipage avait dû passer pour voler quelques vivres. Mais je ne pouvais pas savoir qui pour le moment et j'ai décidé de remonter sur le pont. C'est alors que j'ai remarqué une ombre étrange derrière une des caisses. En fait je ne voyais qu'un pied dépasser. L'homme devait se cacher pour éviter que je ne le dénonce. J'ai alors décidé de l'interpeller :

- Vous ne devriez pas vous cacher. Je vous ai remarqué. Mais ne vous inquiétez pas je ne dirai rien au capitaine.

Je cherchais à le rassurer pour qu'il ne voit pas en moi un ennemi. Suffisamment de personnes me détestaient déjà sur ce bateau. Mais l'homme n'a pas bougé d'un centimètre. Je me suis alors demandé s'il était encore conscient. Il s'était sans doute pris la caisse sur le coin du crâne et ne s'était pas relevé. Je me suis alors précipitée vers lui pour lui porter secours. Mais la silhouette se déroba rapidement et bondit au dessus d'un tonneau. Elle était maintenant devant moi et son sabre pointée sur ma gorge avait commencé à tracer un sillon sanglant dans la chair.

Une femme. Mon agresseur était une jeune femme. Des cheveux roux, courts et mal coiffés encadraient un joli minois qu'une longue balafre venait décorait au niveau de la joue. Elle était de ma taille mais son corps était bien plus athlétique. Elle aurait pu se faire passer pour un homme. Ses yeux étaient noisette et son regard brillait d'une lueur de peur mêlée d'hésitation. La lame toujours contre mon cou, j'ai regardé du coin de l'oeil ses vêtements. Des haillons déchirés et détrempés. Etonnamment je n'avais pas peur. Je ne sentais pas vraiment d'hostilité dans son geste. J'ai alors levé une main en signe de paix.

- Je ne te veux aucun mal, ai je chuchoté d'une voix apaisante.

Elle n'a rien dit mais j'ai senti diminuer la pression de l'acier contre ma peau. Elle devait craindre que je la dénonce au capitaine. Je ne connaissais pas le sort destiné aux passagers clandestins mais il ne devait pas être enviable. Surtout avec l'intransigeant Jack Larsen. Je n'avais cependant aucune intention de lui dire quoi que ce soit. Il fallait que la convainque de ça. Elle n'avait aucun intérêt de me saigner ici et maintenant. Cela ne ferait que dénoncer sa présence et elle le savait.

- Je ne te dénoncerai pas. Tu peux me faire moi confiance, ai-je continué.

La lame s'est écartée de ma gorge, mais mon agresseur continuait de me barrer la route. Je ne pouvais pas fuir sur le pont. Elle a hésité pendant un long moment avant de prendre finalement la parole.

- Je suis obligée de te faire confiance. Tu es chanceuse. Mais si tu parles à quelqu'un de moi, je n'hésiterai pas et je viendrai trancher la peau de ton joli cou dans ta cabine.

Malgré la menace j'étais heureuse de cette solution. Je ne savais pas pourquoi mais quelque chose chez cette clandestine m'intriguait et m'attirait inévitablement. Je lui ai tendu la main hâtivement en me présentant enjouée :

-Je serai muette ! Je me présente, je me nomme Blanche de Montmorency. Heureuse de faire ta connaissance.

Elle m'a regardé étrangement avec toute la profondeur de son regard. Elle ne semblait pas réussir à me décrypter. Puis elle a observé la main que je tendais devant elle avant de la repousser avec la même moue d'incompréhension. Puis elle s'est approché de moi, toujours sur ses gardes, puis elle essuyé la goutte de sang qui coulait de la légère plaie sur mon cou. En voyant la trace qu'elle avait laissé sur mon corps, elle a juré copieusement. Puis elle a tourné le dos et est repartie se cacher derrière les tonneaux.

- Ne reviens plus ici, s'est elle contenté de dire avant de disparaître.

Je suis remonté rapidement dans ma cabine afin de ne pas trahir sa présence. Je me suis assise sur ma couchette et j'ai passé le reste de l'après-midi à penser à la jeune femme. Je me posais tout un tas de question : Que voulait elle faire ici ? Comment comptait-elle rester cachée tout le voyage ? Elle deviendrait plus vulnérable au fur et à mesure que nos rations d'eau s'amenuiseraient. Lorsqu'il ne resterait plus que quelques tonneaux et caisses.

Cependant j'étais une nouvelle fois dans ma cabine, toujours aussi seule. Je riais sur le comique de ma situation. Même une passagère clandestine m'avait repoussée. Personne ne voulait de moi, j'étais une étrangère dans cette expédition. Je me suis endormie sur ces pensées moroses. 

Le voyage de BlancheOù les histoires vivent. Découvrez maintenant