Chapitre 1

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Lucille

Je dépose les sacs en papier kraft in extremis avant qu'ils ne s'écrasent par terre, atteignant la table de la cuisine dans un dernier élan de désespoir, avant de sourire pour la chance que je viens d'avoir : ils sont remplis de courses, de denrées alimentaires ou autres, mais surtout de verrines en verre qui auraient pu exploser sur le carrelage. Bon, chance est un bien grand mot. On ne peut pas dire que j'en aie beaucoup eu ces derniers temps. Nous tous d'ailleurs, toute la famille. On va dire tout simplement que ça n'a pas rallongé la liste des merdes qui nous ont tombées dessus depuis quelques temps. Même si finalement un sol à laver aurait été plus que préférable à ce qui nous est déjà arrivé. Un détail, une broutille. Depuis... Je préfère balayer l'idée d'un revers mental, pour éviter d'y penser.

C'est ce que je fais invariablement, depuis quatre ans : je ne pense pas. J'évite. Je me laisse vivre, au jour le jour, prenant comme ça vient. De toute façon, si je prenais rien que cinq minutes pour réfléchir à cette merde qu'est la vie, je tomberais aussitôt en dépression. Alors je fais comme d'habitude : je remonte mes barrières mentales, et je fais tout machinalement. J'avance, comme un robot, au gré des événements, et je me laisse porter, essayant d'éviter les problèmes, et subissant. Qu'est-ce que je peux faire d'autre, de toute façon ? Si je réfléchis, si je m'y penche, je vais m'écrouler. Et je ne peux pas. Pas pour moi, non, moi, ça ne serait pas grave. Non, pour Jonathan, mon frère. Si je m'écroule, je l'entraine dans ma chute, et ça, c'est juste inacceptable. Il a besoin de moi, il a besoin d'une sœur forte. Il n'a plus que moi : sur Papa, voilà quatre ans qu'il ne faut plus compter, pas depuis sa mort. La mort de maman. Oh merde j'avais dit que c'était tabou !

D'un geste rageur, j'extirpe les premières denrées, pour les classer sur le plateau de la table suivant l'endroit où elles vont atterrir dans les éléments de cuisine. S'occuper les mains et l'esprit, classer, inutilement en fait, rien de tel pour éviter de trop penser. Sauf que je suis bien trop fébrile, d'un coup, pour réussir à contenir mon excitation : la boite d'œufs me glisse des mains, et s'écrase sur le carrelage fraichement lavé du matin, dans un bruit sec de coquilles qui se brisent. Je ferme les yeux de dépit, et, automatiquement, des larmes s'invitent au bord de mes paupières, sans doute trop longtemps contenues. Ca fait des jours qu'elles jouent avec mes nerfs, menaçant de déborder à chaque petit incident. Bingo, je crois qu'elles viennent de gagner. Je ferme les yeux, et me mets à respirer fort. Inspire, expire, ça va aller, ça va passer.

Je me saisis d'un rouleau d'essuie-tout, puis m'accroupis pour ramasser tout ce gâchis. Je tends la main vers la poignée de la porte basse sous l'évier, l'ouvre et balance le tout dans la poubelle, avant d'essuyer le reste avec quelques feuilles supplémentaires. Bon, il va falloir que je relave... Pas grave, ça occupe. C'est pas comme si j'avais un boulot de toute façon... Oh, j'en avais un, ne vous méprenez pas ! Un chouette même ! J'étais gérante d'une boutique de vêtements de luxe, rien de moins. Après des études dans une grande école de commerce, j'avais été recrutée dès ma sortie, et catapultée dans une des plus belles boutiques du groupe, pas loin de chez moi, en plus. Le rêve ! Jusqu'à il y a six mois, tout allait bien, mais comme toujours, nous avons été rattrapés par le destin, encore une fois. La foudre ne frappe jamais deux fois au même endroit ? Foutaises ! Conneries ! Elle l'a fait.

J'ai été obligée de m'arrêter de travailler du jour au lendemain, quand les médecins ont diagnostiqué une leucémie à mon frère Jonathan, seize ans. Je vous le balance cash, parce que si j'essaie d'y mettre les formes, la plupart du temps, les phrases restent bloquées, le temps que je pèse mes mots, et au final, je ne parviens pas à les sortir. Donc hop, voilà vous le savez. Ça a été un choc, parce que nous venions tout juste de nous remettre de la mort de maman. Je dis « remis », c'est faux : nous commencions tout juste à nous en relever tout doucement, en fait. Se remet-on jamais de la mort de sa propre mère, quand on a tout juste vingt ans pour moi, et douze pour mon frère ? Je ne crois pas. Mon père, en tout cas, lui, il est resté à terre. Il a repris le travail, il a continué à vivre, mais ce n'est plus le même homme. Il est comme... éteint. Lui qui n'était que joie de vivre, bonté, gaieté et bonne humeur est devenu comme indifférent au monde qui l'entoure. Pire, à ses propres enfants. J'ai parfois l'impression qu'il n'est qu'une enveloppe charnelle, et que son âme s'est envolée en même temps que celle de Maman. Ils étaient fusionnels, et sa part d'humanité s'en est allée dans l'au-delà avec sa femme, purement et simplement.

The Rebel Sinners [ sous contrat Editions Addictives ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant