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Silke ne savait pas ce qu'Ella avait en tête, mais elle savait que sa mère n'aurait pas approuvé. Magistrate au tribunal local, elle avait été mêlée quelques années auparavant à une affaire louche qui tournait autour de la forêt, et en interdisait désormais l'accès à sa fille. C'est juste théorique, se répétait-elle en boucle. Elle ne le saura jamais. Mais elle avait beau se rassurer, cette inquiétude sourde restait là, latente, tournant dans son cerveau comme les disques sur le gramophone de sa grand-mère. Et les pleurs sur les joues de sa mère, ce matin, donnaient le rythme de la marche funèbre.

Elle frotta le sol de l'extrémité de sa Converse. Dans le bois, elle allait les salir. Surtout, elle aurait mille fois préféré être chez elle avec un livre, plutôt que sur le chemin qui serpentait entre les pavillons de la périphérie de Triberg, en compagnie de gens qu'elle connaissait à peine. Mais Ella y tenait. C'était son plan.

Sa meilleure amie cheminait juste devant elle, sa queue-de-cheval balançant fièrement. Elle semblait connaître le chemin, et ils la suivaient tous vers la lisière de la ville. Vers la forêt.

L'estomac de Silke se tordait violemment dans son ventre. La sensation était toujours là.

Cacilia la doubla en la poussant un peu sur le côté. Elle marchait à grandes enjambées pour suivre leur meneuse, qu'elle aborda avec un grand sourire.

— Tu sais ce qu'on raconte sur cette forêt ?

Ella haussa les épaules.

— Plein de choses.

Silke connaissait cette tactique. N'accorder qu'une attention vague, pour que l'autre s'accroche à la moindre marque d'intérêt. Elle en avait elle-même fait les frais.

Ne dis pas n'importe quoi. Ella est ton amie.

— Y'a le fantôme du conte qui y rode. La Dame Blanche. Elle aurait même tué quelqu'un.

Pas de contexte, pas de date, pas de faits précis. La mère de Silke aurait détesté ça. Silke aussi, d'ailleurs. Cacilia avait vraiment une élocution miteuse.

Une élocution miteuse. Tu vas pas leur sortir ça, non plus ? Ne fait pas ta bêcheuse, c'était clair.

— Ouais, je sais, répondit Ella dans un demi-sourire.

Une ouverture. Cacilia s'accrochait. Alors tout de suite rajouter du détail, gore encore mieux. Quelle débile.

— Quelqu'un m'a raconté... du sang partout !

Et Ella qui approuvait doucement. Elles chuchotaient, comme si elle se racontaient des secrets. Silke connaissait cette lueur dans les yeux de Cacilia. Elle ne la lâcherait plus. Elle ne les lâcherait plus.

La jalousie la pris sous les premiers ramages de sapin, effaçant presque la sensation qui ne la lâchait pas. La meilleure amie d'Ella, c'était Silke.

— Ça s'est pas du tout passé comme ça.

La force de sa voix la surprit elle-même. Le petit groupe s'arrêta net.

Silke n'avait jamais parlé de ça avant. Pourtant elle savait tout. Mais elle ne savait pas pourquoi, aujourd'hui, elle se sentait prête.

— La Dame Blanche n'est qu'une légende. L'an dernier, quelqu'un est tombé dans le ravin. C'était un garçon. Il avait notre âge. On l'a retrouvé trois jours plus tard, la nuque brisée. Affaire classée. Le problème...

Elle déglutis. L'obscurité commençait maintenant.

— Le problème, c'est que son corps était caché sous des aiguilles de sapin. Il avait été dissimulé. Autour, on a retrouvé des empreintes de femme. Mais on a rien d'autre. C'est probablement juste un hasard, le vent, une promeneuse passée un peu plus tôt. Mais la presse a tout déformé. Voilà.

La pique n'était pas lancée au hasard. Tout le monde savait que le père de Cacilia dirigeait le quotidien local qui s'était emparé de l'affaire. Cacilia s'en était suffisamment vantée. Quelle débile.

Mais Silke ne savait pas si c'était elle ou Cacilia, la débile. Parce que, justement, Ella lui adressait le même sourire vague qu'à elle. Ou parce que ces millions de petits silences qui lui rappelaient tous les jours que l'amitié qu'elle lui portait n'était probablement qu'à sens unique.

Silke se détestait tous les jours pour ça. Pour ce silence. Elle s'en voulait de ne pas pouvoir mettre les mots, ces putains de mots sur les silences qui la brûlaient comme des vagues cachées.

Et elle s'en voulait des silences quand sa mère pleurait le soir, tous les soirs depuis qu'elle était revenue de la forêt.

Et du silence qui enveloppait les adolescents, maintenant, parce que justement chacun se rendait compte de tous les silences sur lesquels Silke n'avait jamais encore mis de mots.


Il faisait toujours aussi chaud.

Silke essuya une larme au coin de sa paupière tremblotante, enfonça ses mains dans sa salopette et bouscula Ella pour s'enfoncer dans la forêt.

HIDDENOù les histoires vivent. Découvrez maintenant