JE MEURS COMME J’AI VÉCU
La forme est difficile à distinguer au loin. Elle se découpe au milieu d’un champ, mais sans point de repère, difficile d’en évaluer la taille. À mesure qu’elle se rapproche elle s’avère clairement humanoïde. Donc probablement d’une taille moyenne située entre un mètre cinquante et deux mètres ; cependant ce n’est qu’une estimation, éventuellement faussée par la perspective. Ce pourrait être un nain un peu mince dans des herbes très courtes, ou un géant bien en chair dans des herbes hautes. La personne de taille moyenne reste tout de même l’hypothèse la plus plausible.
Maintenant que la distance s’est réduite, il apparaît évident que si ce n’est pas un être humain, c’en était un il n’y a pas longtemps. D’ailleurs la démarche hésitante et vacillante plaide pour la seconde option. Mais la contamination suffit-elle pour décréter que cette chose n’est plus humaine ? Qui suis-je pour remettre en question l’humanité d’une personne après sa mort ? Je pense qu’il est plus simple d’appeler un chat un chat et vais, sans chercher à statuer sur l’humanité de ce qui me charge, l’appeler par le terme le plus communément admis : un zombie.
Peut-être que s’il y avait encore un semblant de gouvernement il pourrait légiférer sur le statut des zombies : leurs droits et leurs devoirs. Peut-être l’Académie Française, notoirement composée de morts-vivants bien avant leur apparition officielle, aurait pu donner une définition précise du terme ; permettant au moins une ébauche de réponse. Par la même occasion, le Vatican pourrait répondre à ce que certains mous du bulbe se demandent avec insistance : les zombies ont-ils une âme ? Peu importe si certains pensent que c’est une maladie que l’on peut soigner ; je ne vois pas comment on pourrait soigner quelqu’un dont les tripes se sont intégralement décomposées ou dont le cœur a cessé de battre depuis des jours. Je ne suis pas médecin, je ne suis pas prêtre, ni même académicien ou membre du gouvernement. Alors je n’ai finalement que peu de raison de m’emmerder avec ces questions existentielles. D’autant que sauver ma propre existence est déjà une préoccupation de tous les instants.
J’attends donc que le zombie soit à moins de deux mètres de moi et resserre la prise sur la batte que je tiens en main. Et je frappe, de toutes mes forces, avec élan. Pleine tête ! Sauf que dans la réalité ça n’apporte pas de points bonus comme dans un jeu vidéo, juste quelques minutes de répit. Si le zombie avait encore son humanité, voyez ça comme un acte de merci, pour l’achever sans souffrance ; s’il avait encore une âme, imaginez-vous que je l’ai libérée pour lui permettre de rejoindre le Purgatoire. Je me moque bien de savoir si c’est moral ou non, c’est la seule façon de survivre qu’il reste.
Combien j’en ai tué ? Probablement des dizaines ; j’ai perdu le compte. D’ailleurs c’est une nouvelle question sémantique qui se pose ici : doit-on encore parler de tuer quand il s’agit d’abréger la non-vie d’un zombie ? On ne peut pas vraiment parler de meurtre, n’est-ce pas ? Tout au plus de profanation de cadavre. Peu importe, je n’ai pas de raison de chercher à me justifier puisque je n’aurai jamais à répondre de mes actes. La justice de ce pays n’existe plus depuis cette apocalypse ; il n’existe plus aucune justice d’aucun pays. Je doute même qu’on puisse encore considérer l’existence des pays ; ils sont encore là géographiquement, mais politiquement ils sont aussi morts que la plupart de leurs citoyens. Et comme je ne crois pas en Dieu je ne crains pas non plus Sa justice.
Alors je peux bien continuer à prendre mon pied à dézinguer du zombie sans crainte de représailles. C’est tout ce qu’il me reste ; la vie n’est plus vraiment une vie. Et je sais que le moment où mon tour viendra est inéluctable. Je repousse donc l’échéance autant que possible en profitant au maximum du peu qui reste. Et l’un des seuls plaisirs de cet ersatz de vie c’est de jouer au base-ball avec leurs têtes et regarder les jolies éclaboussures. Ça me permet de confirmer que j’ai bien perdu tous mes esprits : je me fabrique des tests de Rorschach à même le mur avec la cervelle et le sang des zombies. Et tout ce que j’y vois c’est ma mort imminente, jamais de visage ou de joli papillon.
VOUS LISEZ
Fin(s) du Monde
FantasiaFin(s) du Monde - 20 récits pour en finir avec l'apocalypse. (version reloaded redux) L'anthologie n'est plus disponible (ni en papier, écoulé ; ni en ebook), le contrat d'exploitation étant dépassé. Les textes publiés ici le sont avec l'accord expl...