Partie VI

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Je me gare — malgré moi — après un bon quart d'heure de route, si ce n'est plus. Le temps m'a semblé s'étirer en longueur, et j'entends battre mon propre cœur. Je reste un moment dans le noir le plus complet après avoir éteint les feux et arrêté le moteur. Je suis épouvanté : quelque chose nous a possédé, tour à tour moi, puis la voiture. Je ne trouve pas d'autre mot pour qualifier ce qui vient d'arriver. Je ferme les yeux, je tremble. Je crois bien que je me suis mordu le coin de la lèvre supérieure un peu trop fort, car un léger goût de fer me reste en bouche. Je me concentre sur ma respiration, me remémorant quelques techniques de détente. Ça ne fonctionne pas aussi bien que d'habitude, mais il faut dire qu'aucune chose de la sorte ne m'est arrivée avant.

Après un certain temps, je décide de sortir de l'auto — je ne lui fais pas plus confiance qu'à moi —, et prends le soin de la verrouiller à peine la portière claquée. Les lumières orangées m'indiquent qu'ici, il n'y a presque plus de brouillard. Ça s'est levé d'un coup, ne laissant que de légères volutes animer cette nuit jusqu'ici paisible.

Je dégaine mon téléphone et constate pour la quinzième fois que je ne capte rien ici non plus. Je ne suis pas en ville, et je sais qu'il y a beaucoup d'arbres. Qu'est-ce que je fiche ici ? Pourquoi m'a-t-on amené jusque-là ? J'active la lampe-torche et pointe le téléphone droit devant moi. Ici, des feuillus, là-bas aussi. Je me tourne, pointant la lumière vers l'horizon. La grande grille s'érige alors, sombre et imposante, à vingt pas de là environ. Non mais vraiment... qu'est ce que je fiche ici ? En pleine nuit, dans un lieu qui n'a plus rien à m'apprendre ? Sont-ce mes souvenirs qui me jouent des tours ?

L'idée d'une possession maléfique quitte subitement mon esprit. Le pouvoir de mon cerveau, de ces réminiscences qui prennent de drôles de formes : c'est ça, le truc. Je connais par cœur ces chemins, je les ai parcourus des années durant. Je n'ai besoin de rien pour arriver ici, mon cerveau prend le relai sans l'aide de ma conscience. Est-ce que ce n'est pas trop poussif, comme explication ? Je cherche peut-être à rester un peu trop terre à terre pour me rassurer ? Pas grave, j'essaie malgré tout de m'en convaincre. Je soupire, tout en avançant à pas de loup en direction de la grille. Bien évidemment, elle est fermée. Je longe le haut mur en direction du petit portail en fer forgé. Lui aussi est fermé. Je reste planté là un instant, me trouvant stupide. Puis mes pieds poursuivent leur chemin, quittant définitivement le sentier et s'enfonçant dans la forêt, tout en restant près du mur, que je ne quitte pas des yeux.

Je marche, sans savoir exactement où je vais, mais persuadé que la solution se trouve au bout du chemin. Ma mémoire ne me fait pas défaut, je finis par repérer une petite porte le long du mur, faite de bois cette fois. Je m'en approche avec un certain empressement et je la pousse doucement : elle ne résiste pas.

Elle débouche sur des plantes en pagaille : visiblement, le jardinier ne connait pas cette entrée, ou bien il laisse la végétation pousser pour que personne ne soit tenté de venir ici ; mais qui ? Les trois habitants du bourg ? Je suis contraint de me mettre à quatre pattes, car le passage semble plus facile à mes pieds. Je coince mon téléphone entre mes lèvres et avance délicatement. Une fois de l'autre côté, je me relève.

J'éclaire la parcelle de jardin qui se trouve sous mon nez. C'est plus en friche que ce que j'ai pu visiter plus tôt dans la journée. Je crois qu'on est presque tout au fond d'une partie du domaine. Le jardinier ne doit pas passer ici très souvent, il a des zones plus délicates à entretenir. Les herbes sont donc relativement hautes, elles m'arrivent presque aux genoux ; je dois faire attention à l'endroit où je pose mes pieds. L'espace est dégagé, et le bord de la falaise n'est pas bien loin. Je m'en approche avec une certaine prudence. Au loin, à l'horizon, un éclair transperce le ciel — ce qui me permet de constater qu'il n'y a plus la moindre trace de brume —, et je devine que la tempête approche. On ne distingue ni Lune, ni étoiles, ni planètes dans ce ciel nocturne, signe qu'il est couvert. Instinctivement, et même s'il n'y a encore aucune trace d'orages au-dessus de moi, je rabats la capuche de ma veste de sport sur ma tête. Et je poursuis ma route.

Dès que j'atteins le rebord de la falaise, je me penche vers le vide — après avoir vérifié qu'il n'y avait personne dans mon dos —, et j'éclaire en contrebas. Les vagues font un boucan monstre en s'écrasant contre la roche irrégulière. Je ne vois pas grande chose, car la portée de ma lampe ne permet pas d'aviser les détails aussi bas, mais j'en distingue difficilement les mouvements. Je respire longuement, je me sens plus calme. Les jardins de ce domaine m'apaisent et me plongent dans une joie inexplicable ; une espèce de nostalgie liée à tous les moments heureux que j'ai dû vivre en ces lieux étant enfant.

Je finis par reculer et par poursuivre ma promenade, me maintenant — par sécurité — à quelques mètres du bord de la falaise. Je traverse une petite mare artificielle — bien entretenue —, en passant sur le petit pont de pierre et de bois plutôt qu'en la contournant. J'essaie même de guetter l'apparition de quelques carpes ou autres poissons qu'on aurait pu y placer. Peut-être qu'ils dorment bien à l'abri des plantes et des galets qui en garnissent le fond ?

Puis j'arrive sous un grand et vieux chêne, dont je suis impressionné par le gabarit. À une large branche y est suspendue une balançoire toute faite de ferraille. Une foule de souvenirs m'assaillent. Le vieil homme qui me pousse, parfois de plus en plus haut — à ma demande —, puis qui, quelques temps plus tard, essaie de m'apprendre à me balancer tout seul ; qui me console ensuite, lorsque je chute par inexpérience ou par excès de témérité. Je souris, ce sont de bons souvenirs. Je m'approche plus avant. Une autre réminiscence. Je suis sur la balançoire, j'essaie d'impressionner quelqu'un en lui montrant à quel point je peux aller haut. Je donne tout dans de grands mouvements de petits muscles bien coordonnés. Il est appuyé là et il m'observe sévèrement : le comte. Le même que j'ai vu cet après-midi. Alors je me balance de plus en plus fort et, je ne sais pas comment, je perds l'équilibre et je m'envole, droit dans le vide — la balançoire n'est qu'à quelques mètre du bord de la falaise —, persuadé que ma dernière heure est venue ; mes yeux sont écarquillés et je suis muet, poussant un silencieux cri d'horreur. J'atterris pourtant dans les bras du comte, qui m'adresse un petit sourire tout en séchant mes larmes naissantes. Il ne parle pas, pourtant je ressens un drôle de sentiment : une certaine honte de ne pas le rendre fier, et une autre part de chaleureuse sécurité à me retrouver là, avec lui.

Je fronce les sourcils en me mordillant la lèvre inférieure. Ce souvenir est irréel. Personne ne peut être appuyé contre un arbre et, l'instant d'après, se trouver douze mètres plus loin pour cueillir un gamin casse-cou à temps. Je soupire, songeant que j'ai dû amalgamer différentes bribes de tranches de vie entre elles, tout en me dirigeant vers ladite balançoire. Je m'y installe, contemplant les éclairs qui se font toujours plus fréquents.

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