Partie XI

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J'ai fait ma nuit, littéralement. C'est confortable — il fait chaud et je suis bien —, ici. Lorsque je me réveille, le jour s'est déjà en partie évanoui, et la pénombre prend rapidement sa place. Je me lève d'un bond, ayant une pensée coupable pour ma femme. Il faut que je rentre maintenant. Le comte doit lui aussi se dire que je suis un sacré phénomène : je lui ai annoncé que je ne restais pas, et voilà que je dors plusieurs heures d'affilée dans l'un de ses lits. Je quitte mes anciens appartements et redescends dans le hall, qui est mal éclairé. Cette fois, un silence des plus funestes règne, s'accordant parfaitement à l'ambiance. Je me demande s'il est dans le petit salon, et en me retournant, je le vois. Comme dans mon terrifiant souvenir. Au bout du couloir, son impressionnante silhouette noire est tournée vers les jardins, d'où il se dégage encore une pâle lumière qu'on distingue à l'horizon, sur l'océan.

Je me racle bruyamment la gorge, par crainte de l'interrompre avec la parole. Ça fonctionne, il arrive vers moi à toute vitesse, sans pour autant courir.

— Vous avez meilleure allure, me dit-il en m'observant de la tête aux pieds. Souperiez-vous en ma compagnie ?
— Non, m'empressé-je de dire, il faut que je rentre, ma femme m'attend, elle doit se faire un sang d'encre en se demandant où je suis.
Le comte semble déçu, néanmoins ce n'est peut-être que mon interprétation. Il n'affiche pas clairement ses émotions.
— Reviendrez-vous ? s'enquiert-il, de sa voix envoutante.

Je secoue poliment la tête, tout en me mordillant la lèvre supérieure. Ça me porte un sale coup au moral de réaliser ça. À vrai dire, je n'ai aucune envie de partir, même si je ne me sens pas spécialement à mon aise dans l'ambiance de ce manoir, où quelque chose de sacrément louche flotte. Par contre, je me suis régénéré dans mon ancienne chambre, et un sentiment de bien-être et de plénitude absolus y ont traversé mon corps et ma psyché.

— À tout hasard, auriez-vous la possibilité de contacter l'hôtel ? Pour que je prévienne ma femme ? Mon téléphone ne capte pas ici, avoué-je. Si elle n'y voit pas d'inconvénient, je pourrais rester un peu plus.
Il me sourit — un très léger sourire —, et je songe que c'est la première fois aujourd'hui qu'il y a seulement un mètre de distance entre nous.
— Ne vous tourmentez plus avec cela, considérez qu'elle est prévenue. Je lui fais porter une missive de ce pas, m'annonce-t-il.
— Ah... vous n'avez pas besoin que je l'écrive ? demandé-je, suspicieux.
— Non, je certifie que votre compagne sera prévenue dans quelques instants. Que vous restiez ici ne la troublera pas outre mesure, elle a la tête ailleurs, elle est souffrante, déclare-t-il.
Je me fige. S'en est trop pour moi, côté bizarreries.
— Je ne vous ai pas parlé de l'état de santé de mon épouse, me semble-t-il, affirmé-je, livide.
— Voirement ? Je suis persuadé que vous l'avez fait, réplique-t-il sévèrement avant de se détourner de moi.
Il instaure ensuite une bonne distance entre nous, puis pointe de nouveau son regard obscur sur moi.
— Lorsque l'envie de souper vous prendra, rejoignez la salle à manger, clame-t-il avant de disparaitre de mon champ de vision.

Et voilà... je l'ai vexé en le remettant en cause, alors que c'est moi qui perds certainement la boule. Il ne peut pas deviner ce qu'il ne sait pas. Je sens que je vais diner seul : est-ce qu'il y a le moindre intérêt à ce que je reste ici dans ces conditions ? Je me faisais une certaine joie à souper — comme il dit — en sa compagnie. Je reste planté dans ce grand vestibule des plus sinistre. Je réfléchis. Dois-je me tirer — Héloïse sera-t-elle réellement prévenue de mon absence ? —, ou bien faire comme si tout allait bien et profiter du premier repas de bonne facture qu'on me servira depuis que je suis arrivé dans le coin ? Après de longues minutes d'hésitations, j'opte pour une troisième option : rattraper ce fichu comte et lui présenter des excuses pour qu'il pardonne mon impolitesse. J'aimerais qu'on discute encore et qu'il m'apprenne plus de choses concernant mon enfance encore très floue ; je n'ai presque que des souvenirs heureux, je ne sais pas ce que j'aurais pu faire de dramatique.

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