Partie I

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— Olivier ? Tu m'écoutes ?
Je suis perdu dans la contemplation du paysage et en détourne mon attention à contrecœur.
— Quoi ? Désolé, j'ai rien suivi, dis-je.
Héloïse — mon épouse —, soupire.
— Je te demandais ça : est-ce que tu ne crois pas qu'on devrait prévenir les filles ?

Son intonation est étrange, ça ne me plaît pas. Je ne comprends pas pourquoi elle se prend la tête avec cette histoire, et j'estime que nous n'avons pas de comptes à rendre à nos enfants, ce d'autant plus qu'elles sont parties en vacances avec des amis ; séjour qu'elles attendaient depuis des mois voire des années : la première fois qu'elles partent sans papa et maman. Est-ce qu'elles ont vraiment envie qu'on les dérange ? Je ne crois pas.

Je me mordille la lèvre inférieure — un tic — avant de répondre.

— Non. Elles se fichent éperdument de savoir qu'on part à l'autre bout du pays ! Elles s'amusent avec des jeunes de leur âge, on est le cadet de leurs soucis. Et puis ce n'est que le temps d'un weekend.

Héloïse esquisse une drôle de moue. Elle a visiblement du mal à couper le cordon ; je ne vois pas d'autre explication à cette grimace. Elle ne dit rien et se concentre sur la route, le visage fermé. J'en profite pour recoller mon front à la vitre et revenir à mon observation du panorama qui défile.

Les paysages ne me disent rien, et visiblement, j'ai roupillé un certain temps.

J'aime la façon de conduire de mon épouse, j'ai toujours l'impression d'être sur un nuage. Trop fréquemment, ça me berce et je m'endors en moins de temps qu'il n'en faut. Quand je suis au volant, ça ne fait pas du tout cet effet-là à mes passagers, et ma femme est constamment crispée, désespérément agrippée à tout ce qui lui permet de ne pas être trop secouée par mes brusques à-coups.

Je ne sais donc pas où on se trouve, ni combien de temps on a déjà roulé. Peu importe, je me sens bien, là. Je ne pense à rien et je laisse pisser : c'est assez rare pour que je savoure pleinement le moment. Malheureusement — et alors que je suis sur le point de m'assoupir une nouvelle fois, les yeux clos et un léger sourire aux lèvres —, Héloïse brise de nouveau le silence. Je retiens un soupir : je ne suis pas le copilote idéal, je suis censé l'aider à rester alerte, pourtant, je dors.

— C'est bizarre, on dirait que la brume est en train de tomber.
J'ouvre un œil distrait. En effet, le paysage se voile doucement.
— Où est-on ? lui demandé-je.
— Pas très loin du lieu d'arrivée. D'après le GPS, on y sera dans une vingtaine de minutes, répond-t-elle.
— Alors c'est normal, lui dis-je.
— Pourquoi ? me questionne-t-elle, dubitative. Il est à peine seize heures et le soleil brille, le ciel est dégagé, et d'un coup, cet étrange brouillard sorti de nulle part s'installe. Regarde, on croirait même qu'il s'épaissit !
— Ça a toujours été comme ça, ici. Le bourg est tout près de la mer, la zone est marécageuse. Tu verras, une fois sur place ça ira mieux. Ça se sera levé en partie.

Je lui explique ça brièvement, tentant de la rassurer. J'avais complètement oublié ce détail brumeux. Je ne suis pas revenu ici depuis plus de trente ans.

— Tout de même, c'est surprenant, non ? affirme-t-elle, cherchant à obtenir ma validation.
J'ai refermé les yeux. Nous sommes bientôt arrivés, et j'aurais aimé me laisser bercer plus longtemps.
— Tu ne m'avais pas raconté cette anecdote concernant le brouillard... murmure-t-elle, avant de reprendre. À vrai dire, tu ne m'as jamais raconté grand chose au sujet de cet endroit ! s'exclame-t-elle finalement.
— C'est parce qu'il n'y a rien d'intéressant à en dire, lui déclaré-je en me mordillant la lèvre.

En réalité, je suis incapable de me souvenir de quoi que ce soit avec précision. Ça remonte à ma plus tendre enfance. Il y a bien quelques bribes qui me viennent, mais rien de concret à appréhender.

— Tout de même, tu as grandi là-bas ! s'indigne-t-elle.
À son intonation, je peux deviner que mon épouse roule des yeux. Elle reprend la parole.
— S'il n'y a rien d'intéressant, pourquoi est-ce que tu veux qu'on y aille ? Je pensais au moins que ce serait plus ensoleillé encore que chez nous, ce bord de mer ! Quitte à partir en vacances en été, autant voyager dans un endroit sans brume et où il y a de quoi s'occuper, tu ne crois pas ?
— Si tu veux, après cette petite virée, on ira passer quelques jours ailleurs, répliqué-je.

Héloïse et moi, nous ne sommes pas contraignants. On forme une excellente équipe au quotidien. En général, ce qui lui va bien me va aussi, et inversement.

— Oui, ce serait pas mal... marmonne-t-elle distraitement.

Je cale un peu mieux ma tête et je laisse mes paupières s'abaisser. Évidemment, ça ne dure pas. Ma moitié est plus bavarde que jamais.

— Regarde-moi cette purée de pois ! J'ai rarement vu ça ! s'étonne-t-elle.

Bon gré mal gré, j'ouvre mes yeux pour constater qu'effectivement, on ne voit désormais plus rien ; pas même à un mètre de la voiture. Je me redresse et m'ajuste sur mon siège, subitement plus éveillé que je l'ai été de toute la durée du trajet.

— Rappelle-moi ce qu'on vient faire ici ? demande-t-elle en me jetant un bref regard.

Elle roule désormais — prudence oblige — à la vitesse à laquelle on irait si on marchait sur le bas-côté. Je fronce les sourcils, sa question me perturbe. Je ne sais pas ce qu'on vient faire ici. Je n'ai pas pensé à mon village depuis plus de trente ans ; j'ai même dû l'oublier deux semaines après l'avoir quitté, tellement je n'en garde aucune mémoire. Néanmoins, depuis quelques jours, je me réveille avec cette étrange sensation qui me noue les tripes et qui m'obsède : cet étrangement silencieux appel à revenir aux sources.

— Tu sais bien, une intuition, maugréé-je en grignotant ma lèvre inférieure.

Héloïse a souvent des pressentiments ou d'autres instincts en tout genre. J'ai toujours trouvé ça insolite, mais je l'ai invariablement suivi sans discuter. Elle en a fait de même pour moi dans ce cas précis, semblant comprendre — mieux que son mari — ce qui m'arrive, et je sais désormais exactement ce qu'elle veut dire quand elle me parle de son flair.

Elle hoche la tête, les lèvres pincées. Elle est très concentrée : il ne faudrait pas qu'elle renverse quelqu'un ni qu'on se prenne le fossé.

— On dirait bien que le GPS nous a lâché... il ne réagit plus, réalise-t-elle.
J'attrape la machine et y jette un œil.
— C'est pas grave, c'est au bout de cette route, et il n'y en a qu'une pour arriver au village. On y sera dans quelques kilomètres, tenté-je de la rassurer.

Ma femme acquiesce.

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