Partie V

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Nous avons salué — et remercié — le jardinier et sommes repartis. Sur le retour, nous nous sommes arrêtés dans une épicerie qu'il nous a indiquée pour éviter de diner une nouvelle fois chez notre hôtesse ; l'occasion de rencontrer deux autochtones un peu louches et taciturnes dans une supérette très peu fournie et où la brume semblait aussi pénétrer. On a tout de même pu se ravitailler avant de rentrer à l'hôtel.

Désormais on se repose, même si l'après-midi n'a pas encore touché à sa fin, loin de là. Héloïse dort, tentant de soulager son crâne souffrant. Quant à moi, je suis assis sur le lit, près d'elle, et je prends des notes sur mon téléphone, histoire d'enregistrer une bonne fois pour toutes les divers souvenirs qui me sont revenus ; je ne veux rien oublier, cette fois. Ceux concernant le comte sont les plus saisissants, et ils me trottent sans cesse en tête. Ça semblait presque réel. Peut-être bien que ce n'est que le fils ou le petit-fils du comte que je vois-là ? Auquel cas, ce serait le signe qu'il y a bien une famille impliquée là-dedans, et que je peux peut-être découvrir mes origines. Il va falloir que je mène l'enquête loin du sympathique jardinier, car ses dires ne cadrent pas ; j'ignore si je peux vraiment lui faire confiance.

À un moment, perdu dans mes pensées, je finis par m'endormir. Je suis réveillé un certain temps plus tard par un drôle de bruit en provenance du couloir. Je me redresse, et ma femme en fait de même.

— Tu sens mieux ? murmuré-je, tandis que nous fixons tous deux la porte de la chambre.
Elle secoue la tête.
— C'est quoi ce bruit ? questionne-t-elle, la voix empreinte d'une certaine douleur.
— Je sais pas, dis-je simplement.
C'est juste cet hôtel qui est louche, il m'est avis qu'un rien nous rend suspicieux.
— Il est quelle heure, là ? me demande-t-elle, à moitié endormie — mais sur le qui-vive —, refusant toujours de lâcher la porte du regard.

Je jette un œil à mon téléphone, tout en me mordant scrupuleusement la lèvre supérieure. Il est désormais assez tard.

— Presque huit heures du soir, réponds-je.
La sieste a été plus longue qu'escompté.
— On mange quelque chose ? J'ai faim, dis-je, à la fois parce que c'est vrai, et surtout pour détourner son attention de la porte de la chambre.

Elle hoche la tête, sans pour autant cesser d'être en alerte. Je me lève, allume une petite lampe pour nous maintenir dans la pénombre — je pense à la migraine d'Héloïse —, et attrape le sac de vivres — de la nourriture industrielle comme on n'a pas l'habitude de voir au quotidien, nous qui faisons plutôt attention à ce qu'on ingurgite —, puis viens m'installer sur le lit. Quand je pense que j'ai passé des années à enguirlander les gosses dès qu'ils grignotaient dans leur chambre... c'est du beau boulot !

— Tiens, pioche ! déclaré-je en tendant le sac à mon épouse.

Elle détourne enfin la tête et reporte son attention sur nous, la bouffe et moi. Elle se sert, et j'en fais ensuite de même, débouchant une bouteille d'eau pétillante.

— Ça passe pas alors, ton mal de crâne ? demandé-je, simplement pour faire la conversation.
— Non. C'est bizarre, tu crois pas ? J'ai jamais vraiment eu de migraine de ma vie, et là... c'est à n'y rien comprendre. Mais bon... il faut une première fois à tout, il parait...
Elle soupire, tout en décachetant le film plastique d'une salade composée.
— Oui... on vit de drôles de journées, répliqué-je, en songeant tout particulièrement au domaine.
— C'est tellement la déglingue pour moi, chéri, j'ai honte... je t'ai même pas demandé ce que le jardinier avait pu te donner comme informations. Tu vas pouvoir joindre ta famille ? me questionne-t-elle, confuse.

Je me mordille la lèvre avant de croquer dans un casse-croûte un peu trop mou, mais de facture gastronomique en rapport avec la soupe de poissons de la veille.

— Je sais pas... il y a un truc louche... commencé-je.

Mon épouse fronce les sourcils, fourchette — plastique — en l'air, et m'observe en attendant la suite. Je repose mon mets dans son sachet, estimant avoir besoin de mes deux mains pour illustrer mes propos.

— D'un côté, le jardinier m'a dit que le comte — le propriétaire des lieux — m'avait amené au manoir bébé, et que c'est lui qui a demandé à ce que je sois renvoyé ensuite ; il n'a pas su me dire pourquoi.
— Peut-être que t'es le bâtard du comte et que c'était mal vu ? suppose Héloïse, les lèvres pincées par la concentration.

Je n'avais pas envisagé les choses sous cet angle... ça pourrait peut-être expliquer certaines différences entre l'histoire incomplète du jardinier et la réalité ? Peut-être que lui-même ne sait pas tout, loin de là ?

— Qui sait ! J'avais pas pensé à ça... en tout cas, le jardinier m'a dit que son arrière-grand-père lui avait assuré que le comte était un vieillard — à peu de choses près —, et qu'il n'avait aucune famille.
— Ça ne colle pas... commence-t-elle avant que je ne l'interrompe d'un signe.
— Non, ça ne cadre pas... le jardinier lui-même me l'a dit. Le comte aurait bien plus de cent ans — alors il est forcément mort —, et pourtant, le jardinier continue de recevoir des courriers et de l'argent de la part de « la famille du comte ». Donc quelque part, il y a obligatoirement quelqu'un ! terminé-je.
Elle hoche doucement la tête, tout en se frottant le mention. Je poursuis mon histoire.
— Ce qui a de nouveau titillé mon esprit, c'est que j'ai eu un souvenir, lorsque je me suis promené devant le manoir. Je crois que j'ai vu le fameux comte, et je peux te certifier qu'il n'avait rien d'un nonagénaire, ni d'un vieil homme tout court. Je lui aurais donné entre vingt-cinq et trente-cinq ans à tout casser. Et pour tout t'avouer, il m'avait parfaitement l'air d'un comte tout droit sorti de vieux films, tu sais.
Je souris légèrement à cette pensée, et ma femme en fait de même.
— Peut-être que tes souvenirs ne sont pas fiables, tu sais ça ? insinue-t-elle gentiment.
— Là, ça semblait bien trop réel pour être rêvé, murmuré-je en reprenant la consommation de mes denrées, que je mache sans entrain.
— Est-ce qu'il avait les ongles trop longs et des canines pointues, ton comte ? me demande-t-elle, moqueuse.
J'éclate de rire.
— C'est ça, et il portait une cape, on aurait même dit qu'il flottait légèrement au-dessus du sol ! terminé-je.

Ça fait du bien de rire franchement en sa compagnie, sans ressentir de panique en bruit de fond, et sans avoir à être vigilant. Néanmoins, après de longues secondes, je reprends mon sérieux.

— Non, c'était un vrai souvenir, ça m'a franchement remué, tu sais. J'ai même ressenti de la crainte, comme si cet homme me terrifiait, petit. Ça rejoint un peu ce que le jardinier a dit que son arrière-grand-père éprouvait pour le comte, dis-je.
Héloïse picore encore sa salade, tandis que je m'essuie les lèvres.
— Il t'a dit ça avant que t'aies eu cette espèce de vision, non ? Tu sais, parfois, quand on veut quelque chose de tout son cœur, on peut très bien se monter la tête tout seul... après, si t'as envie de creuser la question, je te suis, tu sais bien. Si ton instinct te dit qu'il y a quelque chose, alors on va jusqu'au bout de ton idée !

Je lui adresse un maigre sourire. Je suis assez sûr de mon coup, cependant je suis persuadé qu'elle n'en peut plus de trainer ici, alors je n'ose pas lui demander de rester quelques jours de plus, ce serait égoïste de ma part ; tout comme elle ne se permettrait pas de me refuser ça, car elle jugerait aussi que ce serait nombriliste de la sienne.

— Non, c'est pas bien grave, réponds-je, pour clore cette discussion.
Dès qu'elle termine le repas, elle se rallonge.
— Je vais fermer les yeux, cette fichue migraine ne me lâche pas. Je suis désolée d'être de si mauvaise compagnie, m'annonce-t-elle, dépitée.
— Dis pas ça, répliqué-je. Tu m'as tenu compagnie toute la matinée et une partie de l'après-midi sans broncher alors que c'était pas de tout repos. Je comprends que t'aies besoin de te détendre et de chasser cette douleur.

Elle gémit doucement, m'accordant un petit sourire. Un quart d'heure plus tard, elle dort. Et moi, je suis là, ressassant les mêmes scènes. Et si j'allais faire un petit tour dehors ? Elle ne craint rien ici, dans le cocon de notre chambre. Je me lève et déniche une feuille de papier et un stylo. Si jamais elle se réveille, elle saura que je suis sorti me dégourdir les jambes avant de rentrer me coucher. Je quitte les lieux sans un mot, et me félicite de ne croiser personne jusqu'à ce que j'arrive dans la rue.

L'éclairage du jour est encore présent, mais le soleil a déjà tiré sa révérence, et le brouillard a pris des tons variant entre le gris et le bleu, tranchant avec ceux, plus jaunâtres, de la matinée et de l'après-midi. J'esquisse quelques pas. J'ai pris une veste, me remémorant le froid qui régnait ici hier soir. J'ai bien fait, car dès que l'astre du jour se fait la malle, il emporte toute forme de chaleur avec lui.

Je marche un peu le long du trottoir, ne m'offusquant plus de ne voir ni d'entendre personne. Je ne perçois même pas — brume oblige — les éventuelles lumières aux fenêtres des maisons ou des petits immeubles. Je suis seul dans les rues désertes d'une ville quasi abandonnée. Le jardinier n'a peut-être pas voulu nous avouer que nous avions rencontré un tiers de la population. Tout de même, en plein été, croiser cinq personnes en tout et pour tout, c'est pas commun. Je veux bien que beaucoup de gens partent en vacances, mais là... c'est assez disproportionné.

Après un quart d'heure de promenade, je suis tenu de revenir sur mes pas. La purée de pois est retombée, plus épaisse encore que la veille. Je ne distingue même pas mon bras tendu. J'essaie d'activer la torche de mon téléphone après m'être pris un mur — pas tout à fait, mais je l'ai vu lorsqu'il était à trente centimètres de mon visage —, cependant, la lueur qu'elle dégage me donne l'impression que le brouillard est encore plus épais : il me semble presque solide. Je me demande comment je vais faire pour retomber sur l'hôtel.

Ça ne loupe pas, j'erre un certain temps — une bonne demi-heure —, tant et si bien qu'à un moment, il fait presque noir. Je ne distingue même pas les lueurs des lampadaires — s'allument-ils seulement ? —, et je commence à sentir une petite pointe d'angoisse s'insinuer en moi. Puis une idée de génie me saisit. J'ose espérer qu'elle fonctionnera : tous les trois pas en moyenne, j'actionne l'ouverture ou la fermeture centralisée de ma voiture, croisant les doigts pour en capter la lueur orangée. Et au bout de dix minutes, je la perçois. L'hôtel n'est donc plus bien loin.

Lorsque j'arrive tout près de l'auto, une étrange pulsion me pousse — plutôt que de rentrer à l'abri pour retrouver ma chambre —, à y grimper. À cet instant-là, j'ai la très désagréable sensation de ne plus être maître de mon propre corps. Je ne comprends pas ce qui m'arrive : j'ai tout sauf envie de trainer encore dehors, et pourtant, je me mets au volant, soudain obsédé par quelque chose — je me demande bien quoi, mais cette question est reléguée au second plan —, et terrifié par ce qui m'arrive. J'essaie de lutter contre cet instinct surpuissant, en vain. Je démarre le moteur et je conduis — de manière fluide, ce qui ne me ressemble assurément pas —, comme si je voyais la route et que je savais où j'allais. J'ai l'affreuse impression que la voiture se pilote seule et que si je lâche le volant et les pédales, ça ne changera rien. Néanmoins, je n'ose pas infirmer ou valider mon hypothèse, horrifié par ce que je pourrais découvrir.

Alors je roule, sans savoir où je vais. Je ne sais même pas si je suis toujours en ville ou bien si je fais indéfiniment le tour du même lotissement. Je n'ai aucune notion de rien, et je sens une angoisse sourde monter : il y a un vrai problème.

RéminiscencesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant