Chapitre un | Ce jour-là

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Ce dont elle se souvenait toujours, c'était l'odeur âcre de la fumée, la senteur métallique du sang. La vision d'horreur de ces corps démantelés, dont les boyaux se répandaient sur le pavé en monticules brunâtres, ces mêmes corps abandonnés au bord de la route, les yeux tournés vers le ciel en une prière silencieuse, comme si le firmament allait répondre à la question que tous se posaient : pourquoi est-ce arrivé ? Alors que leurs bouches s'ouvraient en un ultime cri d'agonie et qu'ils tentaient vainement de s'accrocher à la vie, rampant sur les dalles, leur fluide vital en sillons magenta. S'il avait existé une vision de l'enfer, il n'existait aucun doute à avoir, elle l'avait découverte à cet instant précis.

Le soleil lui brûla la rétine, si bien qu'Andréa dut baisser la tête de sa contemplation. En un battement de cils, la réalité la rattrapa et le parfum aigre envahit ses narines aussitôt qu'elle replaça son masque sur le nez. Le foulard était pourtant imbibé de citron, censé couvrir les arômes pourries d'un cadavre en décomposition, mais son effet n'était pas aussi efficace qu'elle l'avait espéré. Le père était assis contre un arbre, prostré en chien de fusil, et n'avait pas ouvert la bouche depuis qu'elle était arrivée.

— C'est vous qui l'avez sortie de la maison ?

Son interrogation parut faire sortir l'homme de sa torpeur. Il porta sur la jeune femme une œillade indécise, qu'elle décelait remplie de détresse. De toute évidence, elle avait visé juste, mais son travail l'obligeait à l'interroger, alors elle s'exécutait, bien qu'elle sût la difficulté que cela représentait pour les proches endeuillés.

— Oui... (Sa voix tremblait terriblement, preuve irréfutable que chaque mot lui coûtait). Ma femme refusait que je le fasse mais l'odeur devenait insoutenable... Docteur, elle a tellement souffert durant la dernière phase de la maladie, c'est allé tellement vite... Nous n'avons pas eu le temps de comprendre, qu'elle était déjà...

Le pauvre paysan ne parvint pas à terminer sa supplication, les sanglots recouvrant la fin de sa phrase. Andréa avait entendu ce discours tant de fois depuis qu'elle était dans cette bourgade : les gens n'avaient pas le temps de faire quoi que ce soit qu'il était déjà trop tard. Une forte fièvre, des hallucinations provoquées par l'hyperthermie, une déshydratation rapide, des vomissements, des diarrhées, une asthénie qui empêchait les malades de se lever... L'organisme ne parvenait pas à se défendre face à l'affliction, particulièrement les enfants.

Cette petite, Alia, était une autre victime de cette maladie qui sévissait dans le hameau depuis plusieurs semaines à présent. Andréa contempla une dernière fois son visage, ses boucles blondes qui encadraient un minois aux joues creusés, le teint désormais verdâtre, ses mains croisées sur sa poitrine, et comme à chaque fois, et ce malgré l'altération cutanée, la soignante ne pouvait s'empêcher de penser que le défunt qu'elle embaumait était beau, précieux, et qu'elle devait lui accorder tout le respect qu'on accorde aux vivants.

Vous avez bien fait, monsieur Schmidt. Votre accompagnement auprès d'Alia a été le meilleur jusqu'à la fin, déclara-t-elle d'une voix rauque, les prunelles rivées sur le forgeron.

— J'espère que son âme est apaisée désormais... Il n'y a pas un jour sans que je n'entende pas ses cris de douleur, et il n'y a pas un seul jour sans que je me sente coupable de sa mort. J'aurais dû partir à sa place docteur, pourquoi est-ce si injuste ?

Elle ne saurait répondre à son questionnement, car il n'y avait aucun commentaire à faire, aucune de ses répliques ne pourrait un tant soit peu soulager la peine qu'il éprouvait à cet instant-là. Andréa en avait traversé des patelins comme celui-ci, et les dégâts étaient les mêmes où qu'elle aille : les enfants, à cause de leur système immunitaire fragile, mourraient en premier, laissant derrière eux des parents éplorés, endeuillés, et qui ne comprenaient pas pourquoi le sort s'acharnait sur eux à ce point. Ils faisaient partie des oubliés, ceux qui avaient subi le plus de pertes depuis qu'ils avaient envahi le territoire. Tous ces éleveurs, ces hommes et ces femmes à qui on avait pris leurs terres, leurs récoltes, pour prétexter aider la nation face à la guerre faisant rage entre les murs.

Nos cicatricesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant