Je devais avoir six ans et demi quand je l'avais vue pour la première fois. Elle paraissait toute timide avec sa queue de cheval difforme et sa robe violette un peu trop longue pour elle. Elle avait d'ailleurs manqué à plusieurs reprises de marcher dessus et de tomber à la renverse devant plusieurs milliers de spectateurs et téléspectateurs.
Mais pour être honnête, je ne voulais pas être ici. C'étaient mes parents qui m'avaient obligée à venir. Tous les deux adoraient la musique et plus particulièrement celle classique, et tous les deux souhaitaient voir du plus profond de leur âme leur petite fille devenir leur prodige à eux. Ils voulaient m'offrir la chance qu'ils n'avaient jamais eu l'occasion de recevoir quand ils étaient petits.
Alors, plusieurs fois par an, ils m'emmenaient avec eux écouter des personnes jouer de leur instrument fétiche, toutes plus douées les unes que les autres. Et, bien évidement, à chaque fois je faisais la tête parce que je voyais mes amis jouer et rire ensemble, pendant que moi j'étais coincée dans des salles obscures à écouter des personnes qui me rappelaient sans arrêt que je n'étais pas assez bien pour mon père et ma mère.
Je détestais la musique, toutes formes de musique. Je n'en n'écoutais jamais, j'étais à chaque fois dégoûtée. J'avais l'impression qu'elle m'éloignait de ma famille, qu'elle dressait un gigantesque mur en béton infranchissable entre mes parents et moi. Je n'arrêtais pas de penser qu'ils aimaient tous les deux plus cette passion commune que moi-même. Je passais toujours en dernière, sans qu'ils ne me demandent jamais ce que je ressentais vraiment.
Pour moi, mes parents faisaient tout ça uniquement pour eux et se servaient de moi pour faire transparaître les rêves qui n'avaient jamais eu la possibilité de réaliser au cours de leur vie. Alors, sans chercher à vraiment m'y intéresser, j'avais immédiatement rejeté l'idée de jouer d'un instrument. Il n'y avait pas de débat possible et je refusais toutes les occasions de devenir musicienne. Mais je ne réalisais pas à cette époque que c'était moi-même qui étais en train de construire cette barrière qui me séparait de mes parents et qui m'éloignait un peu plus chaque jour d'eux. J'étais l'auteure de ma propre prison et j'avais rejeté la faute sur la musique pour éviter de voir que le vrai problème, c'était moi.
Je préférais m'isoler de tout, plutôt que de reconnaître mes véritables torts.
Et puis, ma perception des choses avaient littéralement changé ce jour-là. Ce fameux moment où je l'avais entendue jouer. Jamais je n'aurais imaginé faire partie des rares privilégiés à écouter sa musique pour la première fois. Cette sortie qui était un enfer, s'était transformée en un instant magique et inoubliable. J'avais été touchée de plein fouet par la somptueuse mélodie de cette magnifique prodige qui me procurait un bonheur inexplicable.
À seulement neuf ans, elle avait fait bondir les cœurs. Elle avait fait jaillir les émotions les plus intimes. Elle avait marqué les esprits.
Dès lors où elle avait achevé son morceau, toute la salle avait été unanime. Lorsqu'elle s'était approchée sur le devant de la scène pour saluer la foule, tout le monde s'était levé en même temps pour lui rendre ce qu'elle nous avait gracieusement partagé.
Seulement, moi, j'étais restée paralysée face à ce que je venais de recevoir. Je ne m'étais pas levée, j'étais restée assise et je ne pouvais lâcher mon regard de ses yeux bleus intenses. J'étais comme hypnotisée par eux, plongée au milieu d'une mer légèrement agitée.
Elle avait une façon de jouer telle qu'elle aurait pu faire pleurer une personne au cœur de pierre, ou faire rire la personne la plus sérieuse au monde. J'avais l'impression qu'elle me comprenait, que je pouvais tout lui dire sans ne jamais être jugée. Sur le coup, elle était ma confidente, celle avec qui j'aurais eu envie de hurler contre la vie et tout ce qui me rendait malheureuse.
Mais la seule manière que j'avais trouvé pour lui répondre, ça avait été les pleurs. Je m'étais mise à pleurer, un torrent de larmes coulaient le long de mes joues sans que je ne puisse les retenir. Je déversais des litres et des litres d'eau, si bien qu'on aurait pu remplir une piscine olympique toute entière.
C'était si intense que la petite fille à côté de moi me regardait d'un drôle d'œil, que mes parents ne savaient plus où se mettre face à tous ces regards braqués sur moi, que même elle sur le devant de la scène s'en voulait d'avoir fait pleurer une petite fille.
Ce n'était pas des larmes de tristesse, ni même de joie. En fait, j'étais juste submergée par plein d'émotions différentes, parfois même contradictoires les unes par rapport aux autres. Je n'avais jamais ressenti quelque chose de semblable auparavant et j'ignorais comment réagir. Les pleurs représentaient la seule source dans laquelle j'avais réussi à puiser une once de concret dans cet inconnu qui m'entourait.
J'avais alors compris ce que je voulais vraiment. Ce que je souhaitais, c'était de pouvoir faire ressentir à quelqu'un d'autre ce que je venais de ressentir. Je souhaitais être aussi douée qu'elle et j'aurais tout fait pour obtenir ce résultat. Ce que je voulais, c'était être pianiste à mon tour.
En rentrant à la maison, j'avais crié à mes parents le désir soudain de devenir musicienne et d'apprendre à jouer du piano. Les yeux de mes parents s'étaient immédiatement écarquillés, mais je parvenais à voir à travers eux une fierté éblouissante qui s'en dégageait. Cette vision était à jamais gravée dans ma mémoire comme un moment féerique et extraordinaire.
Après ce jour, j'avais suivi un à un le parcours de celle qui m'avait donné l'envie de jouer d'un instrument de musique. Elle était réellement douée et raflait tous les prix. J'avais beau prendre des tas de leçons de piano, jouer matin et soir, je n'arrivais pas à rattraper son niveau qui était à des années lumières du mien.
Elle avait quelque chose de plus que nous tous. J'ignorais ce qu'était cette chose, mais je me complaisais dans l'idée de la garder secrète. Après tout, un bon musicien c'était comme un bon magicien, ni l'un, ni l'autre ne révélerait le secret de leurs tours. Et puis, j'aimais bien ne pas être la meilleure et avoir quelqu'un au-dessus de moi, sans comprendre pourquoi cette personne était plus talentueuse que moi. Ça m'incitait à redoubler d'effort et à me surpasser, même si je savais qu'il m'était impossible de la rattraper.
Mais, plus le temps avançait et plus cette chose qu'elle avait en elle et qui la rendait imbattable disparaissait. Elle gardait son immense talent et continuait de gagner, mais elle n'était plus la même. Elle n'était plus celle qui m'avait donné l'envie de devenir pianiste. C'était comme si la flamme de la passion qui l'avait toujours animée, perdait en intensité jusqu'à partir en fumée au loin.
Elle était perfectionniste, à la recherche constante de la note absolue et ne prenait plus le temps de vivre sa mélodie. C'était comme si ses doigts fins qui rendaient sa musique humaine avaient tronqué leur place pour les mécanismes rouillés d'un robot en fin de vie.
Son surnom à trois lettres, Mad, qui avait toujours eu le don de faire voyager les gens, était devenu un sujet de plus en plus tabou, qui n'inspirait plus personne. C'était un surnom qui représentait désormais une coquille vide, sans intérêt particulier. Pourtant, les gens ne pouvaient s'empêcher de parler d'elle. De plus en plus de rumeurs circulaient sur elle, comme si elle n'était plus une personne à part entière mais un sujet de mode dont tout le monde souhaitait être à jour.
En fait, tout le monde parlait d'elle, sauf la principale concernée qui restait plongée dans un mutisme profond, ne donnant que très rarement des signes de vie.
J'avais beau essayer de m'intéresser à tout ce qui circulait sur elle, je n'y comprenais plus rien. Tout et son contraire se baladaient de bouche en bouche, certains en profitant même pour attiser la curiosité des gens en prétextant connaître la véritable histoire de Mad. C'était devenu un immense business dont les plus avares se régalaient.
Puis, un jour, silence radio. Plus aucune personne ne parlait d'elle, comme si celle qui avait depuis son plus jeune âge marquée les esprits n'existait plus. Elle n'avait plus d'importance aux yeux des autres, elle était passée de mode. Même ses adversaires, qu'elle avait toujours vaincus, étaient devenus plus intéressants qu'elle. Moi-même, j'avais fini par arrêter de m'en soucier.
Je ne savais plus qu'une chose, celle que j'admirais et qui m'avait autant bouleversée à l'âge de six ans et demi n'était plus là et personne ne parvenait à la remplacer.
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La Mélodie du Cœur
Teen FictionMadison, un prénom à trois syllabes qui s'était transformé en Maddie, un prénom à deux syllabes, puis en Mad, un prénom à une syllabe. Finalement, ce dernier surnom correspondait parfaitement à ce que les gens pensaient d'elle. Une fille complètemen...