Chapitre 8 : Le critique obnubilé par son désir de briser les rêves

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J'avais connu sa mère et j'en avais gardé un très mauvais souvenir. Avec son air hautain, sûre d'elle, je la haïssais. Je ne désirais qu'une seule chose, la voir souffrir. Et encore mieux, je voulais être l'auteur de toute cette souffrance. Je jubilais rien qu'à cette idée. Il fallait que je trouve son point faible et que je l'expose mais, comme une statue de marbre, elle restait impassible. J'avais alors compris que je n'avais pas assez de pouvoir sur elle, pas assez d'impact, ce qui me frustrait énormément. J'avais un honneur à maintenir et je devais par tous les moyens le conserver.

J'étais alors devenu critique spécialisé dans la musique classique pour pouvoir mieux m'infiltrer et révéler ainsi aux yeux de tous sa véritable nature. Cette nature froide, indigne des plus grands, indigne de sa posture. J'avais accès à toutes ses représentations et je n'en manquais aucune, absolument aucune. Que ce soit le soir ou en plein milieu de l'après-midi, j'étais toujours présent. Assis dans un fauteuil rouge, tapis dans l'obscurité la plus profonde, j'écoutais en silence. J'étais attentif à la moindre fausse note, j'attendais ce moment avec impatience, celui qui m'aurait permis de mettre un terme à sa carrière et récolter le triomphe d'avoir été le seul capable d'un tel exploit. Mais à chaque fois, tout était parfait. Je n'arrivais pas à trouver la faille. À chaque fois, c'était elle qui menait la danse, elle me faisait tourner en rond, je n'en pouvais plus. Je ne supportais pas cette situation.

J'étais devenu obnubilé par elle, nuit et jour j'étais incapable de penser à autre chose qu'à elle. Sa mélodie me hantait et j'avais fini par détester la musique classique qui pourtant m'avait tellement animé dans ma jeunesse. J'avais toujours adoré écouter ce son mélodieux qui me donnait la possibilité de m'échapper de tous ces cris assourdissants qui retentissaient autour de moi. La musique classique me procurait un bonheur incommensurable, un bonheur que je n'avais jamais connu autrement. Quand j'étais petit, je m'enfermais dans ma chambre à double tour, seul et je laissais la musique se répandre dans toute la pièce, délectant mes oreilles de sa douceur attendrissante. Il n'y avait plus que la musique et moi, plus aucune barrière n'obscurcissait le chemin radieux vers le bonheur que j'attendais de vivre. Mais c'était avant de la connaître.

À l'époque, cette femme était si radieuse et pétillante. Ses cheveux roux, bouclés et coiffés en un carré plongeant virevoltaient au grès du vent. Ses yeux marrons noisettes étaient si rayonnants lorsque le soleil venait les éclairer de sa lueur matinale. Elle restait souvent le soir après les cours et, cachée de tous, elle utilisait le piano de l'école. Un soir, j'étais resté tard car je ne voulais pas rentrer chez-moi et retrouver l'atmosphère oppressante qui me broyait tout entier. Je flânais alors dans les couloirs, quand j'entendis une douce mélodie retentir dans mes oreilles si habitués à entendre des sons brutes et sans harmonie. Et c'était à ce moment-là que je l'aperçus enfin, l'auteure de ce bonheur éphémère.

Elle ne m'avait pas remarqué au début, j'étais resté tapi dans l'ombre, là où avait toujours été ma place, et je l'observais. Elle était si douée, j'aurais voulu rester ici à l'écouter pour l'éternité. Seulement l'éternité n'existait pas et à l'instant où elle remarqua qu'elle était observée, elle écarta ses doigts fins du clavier monochrome qui se tenait face à elle. Gêné, je m'étais enfin dévoilé à ses yeux qui étaient restés impassibles. Ce jour-là, je l'avais simplement applaudie avant de repartir, mais elle m'avait retenu et me demanda d'une voix à peine audible, contrairement à sa musique si intense, mon prénom. J'avais souri et, après lui avoir répondu, je lui avais demandé le sien. Tout s'était alors enchaîné rapidement. Elle était repartie s'asseoir face à son piano et j'étais parti m'asseoir sur les sièges, cette fois-ci à la lumière et à la vue de tous, comme pour affirmer ma présence car, à cet instant précis, je n'avais plus peur. À cet instant précis, j'avais l'impression de ne plus être dans mon corps et de ma balader au grès de mon humeur. C'était une sensation indescriptible mais qui me redonnait tellement d'espoir pour affronter la vie.

Ce petit moment du soir était rapidement devenu notre petit moment du soir. À chaque fin de cours, je me rendais dans la salle de théâtre et je l'attendais avec impatience. Je comptais chaque heure, chaque minute, chaque seconde qui me séparaient d'elle et de cet instant. Sa mélodie retentissait dans ma tête, puis dans mon cœur. Je ne le réalisais pas encore mais j'avais besoin d'elle. Pourtant, un soir, tout avait fini par s'écrouler. Un soir d'hiver, elle n'était pas venue jouer mais discuter. Elle m'avait fait part de son désir de jouer sur une scène, devant des tas de spectateurs comme si je n'étais plus à la hauteur de ses attentes. Je ne voulais pas paraître égoïste sur le moment, alors je l'avais encouragée à prendre son envol comme un oiseau qu'on sortait tout juste de sa cage. Mais cet oiseau avait fini par apprécier sa liberté et n'était plus jamais revenu, oubliant celui qui l'avait aidé à s'envoler.

Je lui en avais longtemps voulu. Elle commençait à être célèbre et avait tourné le dos à tous ceux qui lui rappelaient son passé. Elle était devenue aussi froide qu'une statue de glace, même si cette statue était splendide et vouée à de grande chose. Je refusais de pardonner tout le mal qu'elle m'avait fait subir. Tous ces soirs où j'avais dû rentrer chez-moi plus tôt et supporter l'insupportable. Tous ces soirs où mon moment de bonheur n'existait plus. Et le jour où je l'avais vue heureuse avec lui, je ne l'avais pas accepté non plus. C'était la goutte d'eau qui faisait exploser le vase déjà bien fissuré par le temps. Je n'éprouvais plus qu'une chose, une haine intense envers elle et tout ce qui lui procurait du bonheur.

Je voulais me venger et j'avais tout fait pour m'attaquer à ce qui aurait pu lui faire mal, mais je n'avais jamais réussi à briser ses rêves. Ils étaient trop ancrés en elle, personne n'aurait pu changer quoi que ce soit. Elle jouait de la musique avant tout pour elle et non pour plaire aux autres. C'est pourquoi le jour où elle avait annoncé la fin de sa carrière, j'étais tombé des nues, non pas parce que j'étais triste pour elle mais parce que je n'avais pas pu prendre ma revanche. J'étais si énervé que, même les critiques les plus salées envers les musiciens de pacotilles qui me tombaient sous la main, n'avaient pas réussi à calmer ma colère. J'avais raté l'occasion de la voir souffrir.

Jusqu'au moment où elle était arrivée. Cette petite fille de neuf ans qui était sur le point de surpasser en l'espace d'une seule représentation des années de carrière de sa mère.

Je voulais sauter sur cette occasion inespérée de rattraper mes erreurs passées et enfin obtenir ma vengeance tant méritée. Mais il était impossible pour moi de la critiquer à mal. J'attendais, comme je l'avais fait avec sa mère auparavant, la moindre opportunité de briser tous ses rêves, mais elle était déjà à des années lumières de moi et du monde entier. Chaque interprétation qu'elle faisait, elle le faisait avec grâce et douceur. Sa musique était d'une si grande maturité, c'était effrayant. Qu'on l'admire ou qu'on la déteste, lorsqu'elle était sur scène cette fillette faisait l'unanimité. Enfin, jusqu'au moment tragique où la réalité l'avait violemment rattrapée, rendant son chemin radieux vers le bonheur décrépi et obscur. Ce moment tragique où elle était devenue robotique et où plus aucune émotion ne transparaissait dans sa musique devenue si fade. C'était l'occasion rêvée pour moi de mettre définitivement fin à sa carrière et c'était ce que je fis, sans hésiter le moindre instant, même si mes mots n'avaient jamais l'effet escompté. Cette fille était impénétrable, comme si du haut de ses dix ans elle avait déjà tout vécu.

Puis, lorsqu'elle s'était retirée à l'âge de treize ans, je n'avais pu m'empêcher de ressentir une certaine satisfaction. C'est vrai, j'avais enfin gagné. Je n'avais pas sauté de joie pour autant parce que je savais au fond de moi que mon combat était loin d'être terminé. Et je ne m'étais pas trompé. Quelques années plus tard, elle avait cédé à l'appel de la musique. Elle avait tellement grandi et était devenue le portrait craché de sa mère, enfin juste physiquement, car j'avais décelé en elle toute la douleur que sa mère refusait d'exprimer dans sa musique et qui faisait de sa fille une bien meilleure pianiste qu'elle n'aurait jamais été.

Elle m'avait, ce jour-là, donné beaucoup de travail car, même si j'avais apprécié l'écouter jouer, j'avais une réputation à tenir et une critique bien salée à rédiger ainsi que des rêves à briser.

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⏰ Dernière mise à jour : May 26, 2021 ⏰

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