Chapitre 3

1 0 0
                                        

Falun était une petite ville minière de Suède, comme dit précédemment. On y habitait de génération en génération. La quitter était impensable. De même, les étrangers n'y restaient pas bien longtemps. Certains ne venaient que dans le but d'exploiter la mine ; ceux-là, on les considérait d'un bien mauvais oeil, et c'était la ville et sa pression insoutenable qui les conduisaient hors de ses murs.

Andreas Olsson, en parvenant aux portes de Falun, ressentit la curieuse impression de retrouver un ami longtemps disparu. Étrange sensation que de mettre le pied dans un endroit familier, alors qu'il ne l'était en même temps pas.

Qu'on ne se leurre pas : Andreas n'était pas motivé par la piété. Il avait la richesse comme motivation ; mais plus que cela, il avait gagné, au fil de ses conversations, un respect profond pour la montagne. Tant et si bien qu'il ne saurait lui-même dire ce qui lui importait le plus, au final.

Andreas, à force de question, fut dirigé vers la maison de celui qu'on considérait comme le chef des mineurs. C'était celui qui était le plus talentueux, généralement le plus ancien.

Elias Ordenf avait fait ses preuves il y a bien des saisons, et continuait rien qu'en survivant chaque jour à la mine. Les coups de grisou, le canari qui lui claque entre les doigts, les éboulements ; il semblait que rien ne pouvait tuer cet homme, qui avait gagné la réputation d'être increvable. Il ne descendait que peu à la mine désormais, son dos ayant décidé de se réveiller il y a quelques années, et lui signaler avec toute la vigueur qu'il pouvait mobiliser qu'il était trop fatigué pour piocher dans les profondeurs de la mine de Falun. Désormais, lorsque Elias Ordenf descendait, c'était pour superviser les galeries qu'empruntaient ses mineurs ; il remontait toujours pour le repas de midi, que sa fille lui cuisinait avec amour.

Sa fille, tiens, parlons-en ; car après tout, elle était tout aussi célèbre que son père, quoique pas pour les mêmes raisons. Unique enfant du couple Ordenf, elle avait pris la maison à sa charge à la mort de sa mère ; la légende disait qu'elle n'avait pas lâché une larme mais qu'à la place elle avait simplement noué son tablier autour de sa taille et qu'elle s'était mise à cuisiner, pour le plus grand malheur de son père, qui avait été le principal testeur du manque de talent de sa fille. Qu'à cela ne tienne ; Ursa s'était chaque jour améliorée, et était aujourd'hui médiocre, mais c'était suffisant pour nourrir un homme. Les talents d'Ursa résidaient autre part ; la couture, la broderie, le tricot. Il semblait qu'aucun tissu existant ne se pliait pas à sa volonté. Quand son père descendait encore à la mine, elle avait mis au point un système lui permettant, comme dit l'expression, de mettre un peu de beurre dans les épinards. Les villageois venaient à elle pour de menues réparations, et Ursa s'exécutait rapidement et impeccablement, empochant l'argent qu'elle gardait dans une petite bourse attachée à la ceinture qui cerclait sa taille fine. En plus d'avoir le sens des affaires, elle ne témoignait aucun intérêt envers les garçons, tout occupée qu'elle était à gérer son père et Falun ; par bien des aspects, elle était son bras droit, et de ce fait n'admettait pas qu'on la réduise à un objet pour faire joli. Elle parlait peu, mais toujours pour dire des choses censées. Son visage fin était toujours orné d'un air un peu supérieur. Elle se savait plus intelligente, plus maligne, et de ce fait avait développé un certain orgueil. Se savoir supérieur, rien de tel pour flatter un égo. Certains garçons de son âge s'étaient essayés au jeu de la séduction ; ils en étaient ressentis blessés, et bien décidés à ne plus approcher d'Ursa Ordenf. Ils murmuraient dans son dos les plus basses paroles, que je n'oserais rapporter ici de peur de vous froisser ; en réalité, tout ça cachait leur envie la plus violente de posséder Ursa Ordenf et de la faire leur ; car elle était désirable. Une taille fine, certes, mais également une hauteur qui la faisait dépasser les vieillards et les garçons les plus petits. Son port de tête était digne, les yeux toujours droits, il était rare qu'elle baisse le menton pour s'adresser à vous. Elle avait le pas pressé tout en étant élégant, la grâce du cygne fragile qui vous pinçait les doigts si vous aviez le malheur de les approcher de son bec.

Telle était Ursa Ordenf. Bien différente de son père, elle avait grandi en une jeune femme magnifique et raisonnable.

Ainsi, lorsque Andreas se présenta à eux, elle fut tout d'abord dubitative. Voilà bien un étrange personnage dont la voix aigüe n'apparaissait pas appartenir à l'homme qu'il prétendait être. Pour combler cet handicap, il parlait bas, et forçait sur ses cordes vocales ; Ursa fronça plus d'une fois les sourcils quand il lui parut que du gravier se frotta à ses tympans. Il était menu, si fin qu'elle-même aurait craint de le casser en deux si d'aventure elle venait à le serrer dans ses bras ; et elle le dépassait d'une tête au moins. Le seul attribut masculin qu'il semblait posséder était des épaules carrées, témoignant d'un travail précédent l'ayant amené à soulever plus lourd que lui avec d'autres camarades. Et sa crasse, que tous les hommes paraissaient posséder, et qui ne manquait pas de faire plisser le nez à Ursa. Non, il fallait le dire : ouvrier, Andreas ne l'était pas.

« Je souhaiterais rejoindre votre humble ville de Falun, et mettre à contribution ma personne pour travailler dans la mine. »

Ursa en fut quelque peu stupéfaite, mais se garda bien de le montrer. À côté d'elle, son père se grattait la barbe poivre et sel qu'il refusait de raser, réfléchissant intensément. Elle ne parvenait pas à croire qu'il considérait l'offre de ce nouveau venu, et elle allait lui faire remarquer qu'Andreas ne valait pas le coup de la réflexion quand un détail saisit son attention.

C'était infime ; et pourtant, c'était là.

Certains déclaraient, avec beaucoup de grands airs, que les yeux étaient le miroir de l'âme. Ursa était proche de les croire, cette fois-ci ; car lorsqu'elle croisa le regard d'Andreas, qui levait son menton, quitte à attraper un torticolis, pour capter le sien, Ursa lut une détermination qu'elle n'avait aperçu que chez deux types de personnes : les mineurs chevronnés, et ceux qui n'avaient plus rien à perdre. L'un n'excluait pas l'autre, évidemment ; et Ursa, chez qui la perception ne manquait pas, ne parvint pas à définir qui était Andreas, et ce pour la première fois depuis bien longtemps.

Stupéfaite de ne pouvoir lire ce personnage, mais également qu'il ne se soit pas laissé abattre malgré ce corps ingrat, elle posa donc les armes métaphoriques qu'elle avait voulu prendre, et laissa à son père le soin de réfléchir.

Elias Ordenf, quant à lui, pensa en des termes plus simples : manquaient-ils d'hommes ? Assurément. Voilà depuis peu que le métier n'attirait plus, ou moins qu'auparavant, et les mines de Falun demandait chaque année du sang nouveau. Avait-il devant lui un homme déterminé ? Cela va sans dire. Quoique Andreas était un peu étrange, mais on ne pouvait pas dire qu'il n'apparaissait pas comme prêt à travailler. De plus, il possédait la carrure de celui à qui l'effort n'était pas inconnu. Rien à voir avec ces dandys en queue-de-pie qui croyaient pouvoir faire fortune au premier coup de pioche donné. Finalement, que perdait-il à lui laisser une chance ? En combinant tous les facteurs précédemment cités, on avait tout à gagner, rien à perdre. La seule perte serait peut-être celle d'une vie. Si Andreas se révélait trop dérangeant pour ses ouvriers, alors Elias le mettrait à la porte ; c'était aussi simple que cela à Falun, et on ne s'encombrait pas d'une autre logique.

« C'est d'accord, » déclara-t-il avec un ton jovial.

Elias se leva et offrit sa main abimée à Andreas. Ce dernier la secoua, avec toute la force qu'il possédait, et Elias aurait pu rire tant il en avait peu, comparé à ses camarades de la mine.

Bah ! Voilà bien quelque chose sur laquelle ils pourraient travailler.

« Bienvenue à Falun, Andreas Olsson ! J'imagine que c'est là toutes vos possessions ? »

Ce disant, il désigna le maigre sac de toile qui avait accompagné le jeune homme sur les routes. Rougissant, ce dernier acquiesça.

« J'ai quitté mon ancien travail sans rien d'autre, monsieur. Peut-être que plus tard pourrais-je m'acheter plus...

- Eh bien en attendant, nous n'allons pas mettre à la rue un nouveau collègue ! Jusqu'à ce que tu puisses te trouver un endroit où dormir, ma maison est ta maison ! »

Elias tapa le dos d'Andreas de sa main d'ours ; Andreas manqua de se casser trois dents par terre sous la force du coup ; Ursa, elle, crut s'étouffer sur sa salive.

Les mines de FalunOù les histoires vivent. Découvrez maintenant